Rapport et recommandations du comité de révision

Nommé en application du paragraphe 44(1) de la Loi sur la Société canadienne des postes pour examiner les arrêtés provisoires d’interdiction pris le 26 mai 2016 contre Leroy St. Germaine, Laurence Victor St. Germaine et James Sears au titre du paragraphe 43(1) de la Loi sur la Société canadienne des postes

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Rapport et recommandations du comité de révision (PDF, 594Ko)

 

Sur cette page

Liste des personnes qui ont présenté des observations ou déposé des documents

Les personnes suivantes ont présenté des observations orales à l’audience le 3 janvier, du 22 au 26 janvier et le 26 février 2018 (en ordre de comparution) :

  1. Andrew Guaglio, pour James Sears et Laurence St. Germaine
  2. Paul Fromm, pour Canadian Association for Free Expression
  3. Louis Century, pour l’Association canadienne des libertés civiles
  4. Le professeur Jamie Cameron, pour le Centre for Free Expression
  5. Raychyl Whyte
  6. Lawrence McCurry
  7. Alyssa Peeler, pour la Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada
  8. Derek Richmond, pour le Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, section locale de Scarborough
  9. Mark J. Freiman, pour le Centre consultatif des relations juives et israéliennes
  10. David Reiter, pour les Amis du Centre Simon Wiesenthal
  11. Richard Warman
  12. Kelly Fairchild
  13. Sam Kary

Les personnes suivantes ont déposé des documents :

  1. Frank Addario, Andrew Guaglio et Samara Secter, Addario Law Group LLP, Avocats de James Sears et de Laurence St. Germaine
  2. Michael H. Morris et Roger Flaim, Bureau du procureur général du Canada, Avocats de la ministre des Services publics
  3. Paul Fromm, directeur, Canadian Association for Free Expression
  4. Jessica Orkin, Christine Davies, et Louis Century, Goldblatt Partners LLP, Avocats de l’Association canadienne des libertés civiles
  5. Jamie Cameron, professeur, et James Turk, directeur du Centre for Free Expression
  6. Leo Adler et Alyssa Peeler, Leo Adler Law, Avocats de la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada
  7. Derek Richmond,Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, section locale de Scarborough
  8. Mark J. Freiman, Lerners LLP, Avocats du Centre consultatif des relations juives et israéliennes
  9. Patrick Clohessy
  10. Richard Warman
  11. Lilian Ma, directrice administrative, Fondation canadienne des relations sociales
  12. Kelly Fairchild
  13. Lawrence McCurry

L’Honorable Carla Qualtrough, C.P., députée
Ministre des Services publics et de l’Approvisionnement
11, rue Laurier
Gatineau (Québec)
Canada K1A 0S5
Immeuble Place du Portage III
Étage 18A1

Objet : Arrêtés provisoires d’interdiction pris le 26 mai 2016 contre James Sears, Leroy St. Germaine et Laurence Victor St. Germaine en vertu du paragraphe 43(1) de la Loi sur la Société canadienne des postes (la LSCP) et affaire intéressant un examen mené au titre du paragraphe 44(1) de la LSCP.

Madame la Ministre,

La présente vise à vous présenter notre rapport et nos recommandations aux termes du paragraphe 45(3) de la LSCP.

Contexte

M. James Sears (M. Sears) est rédacteur en chef d’une publication appelée Your Ward News, qui appartient à M. Laurence Victor St. Germaine (M. St. Germaine), alias Leroy St. Germaine.

La ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux à l’époque des faits (la ministre) a écrit à MM. Sears et St. Germaine (collectivement, les personnes visées) pour les informer qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’ils avaient utilisé le courrier pour [TRADUCTION] « commettre une infraction ou aider une personne à commettre une infraction » en [TRADUCTION] « envoyant ou en faisant envoyer des articles de propagande haineuse, infraction prévue au paragraphe 319(2) du Code criminel, ou en publiant un libelle diffamatoire, infraction prévue à l’article 300 du Code criminel ». Les lettres étaient accompagnées des arrêtés provisoires d’interdiction pris le 26 mai 2016 en vertu du paragraphe 43(1) de la LSCP pour interdire la livraison du courrier posté par l’une ou l’autre des personnes visées [TRADUCTION] « ou par leur mandataire, en leur propre nom ou sous un autre nom ou encore sous une autre raison sociale » (collectivement, les API).

Les 6 et 9 juin 2016, les personnes visées ont demandé qu’un comité de révision soit saisi de la question au titre de l’alinéa 43(2)b) de la LSCP. Ce comité de révision (le Comité) a été nommé le 9 décembre 2016 en application de l’article 44 de la LSCP et a été chargé [TRADUCTION] « d’examiner la question de savoir si la ministre, au moment de prendre l’arrêté, avait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées utilisaient le courrier pour commettre une infraction ou aider une personne à commettre une infraction en envoyant ou en faisant envoyer des articles de propagande haineuse, infraction prévue au paragraphe 319(2) du Code criminel, ou en publiant un libelle diffamatoire, infraction prévue à l’article 300 du Code criminel ». Le Comité n’était pas chargé de trancher les questions soulevées devant lui ni de statuer sur la responsabilité civile ou criminelle des personnes intéressées.

1) Qualité pour agir

Le Comité a publié des avis de sa nomination et a invité les « personnes visées » et les « tiers intéressés » qui souhaitaient participer au processus d’examen à l’en informer. Le Comité a reçu plusieurs demandes de participation. Il a reconnu la qualité pour agir à la ministre et aux personnes visées. Il a également reconnu la qualité pour agir aux personnes et aux organismes suivants (collectivement, les tiers intéressés) :

  1. Les personnes qui auraient fait l’objet d’un libelle diffamatoire :

    Arthur Potts, député provincial
    L’honorable Catherine McKenna, C.P., députée fédérale
    Janet Davis, conseillère
    Cyrus Poonawalla
    Dalton McGuinty
    George Soros
    Le maire John Tory
    Olivia Chow
    L’honorable Kathleen Wynne, députée provinciale
    Le très honorable Justin Trudeau, C.P., député fédéral
    Sir Evelyn de Rothschild
    Le très honorable Stephen Harper, C.P.
    L’honorable Thomas Mulcair, C.P., député fédéral
    Warren Kinsella
    L’honorable Michael Coteau, député provincial
    Patrick Clohessy
  2. Les tiers intéressés :

    Anna-Maria Goral
    Asim Ozses
    Dawn Chapman
    Ian Davey
    Jill Fairbrother
    Joanne Ingrassia (Mme Ingrassia a par la suite retiré sa demande de participation)
    Kelly Fairchild
    Lawrence McCurry
    Lisa Kinsella
    Martin Gladstone
    Sam Kary
    Vanessa Milne
    Raychyl Whyte
    Richard Warman
    Christine McLean
  3. Des organismes communautaires et des groupes de défense de l’intérêt public :

    La Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (BBC)
    La Canadian Association for Free Expression (CAFE)
    Les Journalistes canadiens pour la liberté d’expression
    La Fondation canadienne des relations raciales (FCRR)
    Le Centre for Free Expression (CFE)
    L’Association canadienne des libertés civiles (ACLC)
    Derek Richmond – Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, section locale de Scarborough (STTP)
    East Enders Against Racism
    Les Amis du Centre Simon Wiesenthal (ACSW)
    Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA)

La décision du Comité, datée du 25 avril 2017, est ci-jointe à l’annexe A.

2) Avis de question constitutionnelle

Le Comité a reçu une lettre datée du 21 avril 2017 dans laquelle le Bureau du procureur général (le PG), pour le compte de la ministre, l’informait que les personnes visées avaient déposé un avis de question constitutionnelle. L’avis a été déposé auprès du Comité et inscrit comme « pièce 1 » en l’espèce. Le 5 juin 2017, les avocats des personnes visées ont déposé un avis de question constitutionnelle modifié, qui a été inscrit comme « pièce 2 ».

3) Questions préliminaires

Le 25 avril 2017, le Comité a tenu une audience pour aborder un grand nombre de questions préliminaires soulevées par les personnes visées et par certains tiers intéressés. Le Comité a tenu une autre audience les 9 et 10 août 2017. La liste des questions préliminaires et les conclusions du Comité à cet égard sont énoncées dans la décision du 2 novembre 2017 du Comité, qui est ci-jointe à l’annexe B.

4) Demande d’ajournement en attendant l’issue des poursuites criminelles

Le 15 novembre 2017, les personnes visées ont été accusées d’avoir fomenté volontairement la haine contre les juifs et les femmes, infraction prévue au paragraphe 319(2) du Code criminel. Les accusations découlent de commentaires publiés dans Your Ward News. Warren Kinsella, Lisa Kinsella et Richard Warman ont demandé au Comité d’ajourner sine die l’audience en attendant la décision relative aux accusations criminelles portées contre les personnes visées. BBC, les ACSW, le CIJA et Sam Kary ont appuyé la demande d’ajournement. La CAFE et les personnes visées s’y sont opposées; elles ont demandé au Comité de procéder à son examen.

Le Comité a tenu une audience le 27 novembre 2017 et a rejeté la demande d’ajournement. Sa décision, datée du 12 décembre 2017, est ci-jointe à l’annexe C.

Audience sur le fond

À la suite de sa décision sur les questions préliminaires, le Comité a tenu une audience le 3 janvier, du 22 au 26 janvier et le 26 février 2018 pour entendre la preuve et les observations sur le fond de l’affaire. Voici les questions qui ont été soulevées à l’audience :

  1. Est-ce que les API devraient être révoqués pour manquement à l’équité procédurale, au motif que la ministre a omis de fournir les motifs de sa décision de publier des API, que la LSCP ne prévoit pas de garanties procédurales et qu’il y a eu des retards dans le processus du comité de révision?
  2. Est-ce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées ont utilisé le courrier pour envoyer ou faire envoyer des articles de propagande haineuse, infraction prévue au paragraphe 319(2) du Code criminel?
  3. Est-ce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées ont utilisé le courrier pour envoyer ou faire envoyer des articles contenant un libelle diffamatoire, infraction prévue à l’article 300 du Code criminel?

  4. Questions constitutionnelles :
    1. Est-ce que les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP sont inconstitutionnels, parce qu’ils violent l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et qu’ils ne peuvent être sauvegardés par l’article premier de la Charte?
    2. Est-ce que la ministre, en publiant les API, a omis de mettre en balance les droits garantis par la Charte aux personnes visées et les objectifs de la LSCP?
  5. Quelles recommandations le Comité devrait-il présenter à la ministre à la suite de son examen et quels sont les facteurs dont il devrait tenir compte dans ses recommandations?

Les personnes visées, les tiers intéressés et le Comité ont été confrontés à des difficultés à l’audience en raison du défaut de la ministre de fournir les motifs de sa décision de publier les API. Dans sa décision du 2 novembre 2017, le Comité a conclu que la ministre n’avait pas respecté l’obligation que le paragraphe 43(1) de la LSCP lui impose de fournir les motifs de sa décision. Le 17 mars 2017, le PG a fourni au Comité la liste des personnes qui auraient été l’objet d’un libelle diffamatoire. Par contre, ce n’est qu’une fois la présentation de la preuve sur le fond de l’affaire terminée que le PG a indiqué que la cible des discours haineux allégués était les juifs.

L’absence de motifs a été exacerbée par le fait que le PG n’a pas participé à l’audience sur le fond et qu’il a simplement présenté des observations écrites sur la question de la constitutionnalité de la LSCP.

Le libellé ambigu de la LSCP a également posé problème. La loi et ses règlements manquent de clarté en ce qui concerne le déroulement des instances devant le comité de révision, notamment en ce qui a trait à la date limite pour nommer un comité de révision ou à la façon dont le comité de révision doit mener ses travaux. Il existe une certaine ambiguïté en ce qui concerne les recours dont dispose le ministre au titre des paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP. Ces questions seront approfondies plus loin.

1) Preuve

Le PG a remis aux personnes visées et aux personnes qui ont obtenu la qualité pour agir un cartable contenant [TRADUCTION] « les documents que la ministre a examinés pour décider de prendre un arrêté d’interdiction » (les documents du PG), qui a été inscrit comme pièce 6. Le CIJA a déposé un recueil de documents comprenant six numéros de Your Ward News publiés entre avril 2015 et l’hiver 2017 (après la date des API). Ce recueil de documents est inscrit comme pièce 9.

Derek Richmond est la seule personne qui a choisi de présenter un témoignage de vive voix à l’audience sur le fond de l’affaire. M. Richmond a témoigné au nom du STTP et en son propre nom en tant que personne ayant reçu un exemplaire de Your Ward News. M. Richmond s’est penché sur certains extraits de la publication et a expliqué pourquoi, à son avis, son contenu ne respectait pas à certains égards les règles de Postes Canada relatives à la distribution du courrier. Il a également déclaré dans son témoignage que des membres du STTP s’étaient plaints auprès du syndicat du fait qu’ils étaient victimes de harcèlement lorsqu’ils distribuaient le courrier de la part de gens qui ne souhaitaient pas recevoir Your Ward News. À titre d’employés de Postes Canada, les facteurs étaient légalement tenus de délivrer la publication, à moins que ceux qui ne souhaitaient pas recevoir la publication suivent la procédure établie par Postes Canada pour l’annulation du publipostage. La plupart des gens n’étaient pas au courant de l’existence d’une telle procédure et pensaient que le fait d’afficher un avis sur leur porte suffisait. Le STTP a déposé un grief au nom de certains de ces facteurs au motif que Postes Canada ne leur fournissait pas un milieu de travail sécuritaire. Ce grief a été soumis à l’arbitrage, mais en date du témoignage de M. Richmond, aucune date n’avait été fixée pour la suite des choses.

Le Comité a également admis en preuve deux affidavits. L’affidavit souscrit par Riaz Sayani-Mulji le 3 janvier 2018 a été inscrit comme pièce 8. Il décrit l’examen du site Web de Postes Canada mené par M. Sayni-Mulji. L’affidavit souscrit par Noah Shack le 4 janvier 2018 a été inscrit comme pièce 10. Il décrit l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste et sa définition d’antisémitisme.

2) Observations

Les participants ont été invités à déposer des observations écrites sur les contestations constitutionnelles soulevées en l’espèce, mais ils n’étaient pas tenus de déposer des observations écrites pour soulever d’autres questions. Le PG, les personnes visées, le CAFE, l’ACLC, le CFE, BBC, Derek Richmond, le CIJA, les ACSW, la FCRR, Patrick Clohessy, Richard Warman, Sam Kary et Kelly Fairchild ont déposé des observations. Tous ces participants, sauf le PG, la FCRR et M. Clohessy, ont également comparu devant le Comité pour présenter des observations orales. Raychyl Whyte et Lawrence McCurry ont également présenté des observations orales.

Conclusion

Après avoir examiné la preuve et les observations écrites et orales mentionnées ci-dessus, le Comité a tiré les conclusions suivantes :

  1. Le processus n’était pas inéquitable sur le plan procédural de sorte qu’il aurait été justifié de révoquer sans conditions les API.
  2. Il y avait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées ont utilisé le courrier pour envoyer ou faire envoyer des articles de propagande haineuse, infraction prévue au paragraphe 319(2) du Code criminel.
  3. Il y avait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées ont utilisé le courrier pour envoyer ou faire envoyer des articles comprenant un libelle diffamatoire, infraction prévue à l’article 300 du Code criminel.
  4. a) Les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP sont constitutionnels.
    b) Il n’est pas clair si la ministre avait, au moment de prendre les API, l’obligation de mettre en balance les droits garantis par la Charte aux personnes visées et les objectifs de la LSCP. Comme elle n’a pas fourni les motifs de sa décision, il est impossible de déterminer si elle l’a fait ou non.

Voici notre analyse et nos recommandations :

Analyse

1) Équité procédurale

a) Absence de motifs

Les personnes visées ont fait valoir que l’instance devant le Comité était inéquitable sur le plan procédural, parce que la ministre a omis de fournir les motifs de sa décision de prendre les API. Elles ont donc demandé au Comité de recommander à la ministre de révoquer les API sur cette base.

Les personnes visées ont soutenu que le défaut de la ministre de fournir les motifs de sa décision de prendre les API a compromis leur capacité de présenter une défense complète. Le 1er mai 2017, le PG a communiqué ses documents aux participants et au Comité. Il n’a jamais indiqué quels passages des documents étaient censés constituer un libelle diffamatoire ou de la propagande haineuse, quoique certains passages étaient surlignés. Le 31 mars 2017, le PG a fourni le nom des personnes qui auraient peut-être été l’objet d’un libelle diffamatoire. Le 3 janvier 2018 (après que toute la preuve a été présentée), le PG a informé le Comité par une lettre datée du même jour qu’il était d’avis que la propagande haineuse alléguée visait les juifs.

Les 9 et 10 août 2017, le Comité a tenu une audience pour traiter d’un certain nombre de questions préliminaires soulevées par certaines personnes ou certains organismes ayant obtenu la qualité pour agir. L’une de ces questions était la suivante :

  1. La ministre s’est-elle acquittée de son obligation de fournir des motifs au titre du paragraphe 43(2) de la LSCP? Sinon, le défaut de la ministre de fournir des motifs porte-t-il un coup fatal à sa décision? Si le défaut n’est pas fatal, est-il possible d’y remédier? Si oui, comment?

Les personnes visées étaient d’avis que, bien que la ministre ne se soit pas acquittée de son obligation de fournir les motifs de sa décision de prendre les API, le Comité devrait tout de même procéder à l’examen de la question en cause. Au paragraphe 17 de leur mémoire, elles ont indiqué ce qui suit :

À l’audience, on a demandé précisément à l’avocate des personnes visées si le Comité devrait procéder à l’examen s’il jugeait que la ministre ne s’était pas acquittée de son obligation de fournir des motifs au titre du paragraphe 43(3) de la LSCP. Elle était d’avis que la présentation de motifs n’était pas une condition préalable à l’examen par le Comité. Elle a demandé au Comité de procéder à l’audience en indiquant que [TRADUCTION] « l’équité l’exige ». À la question de savoir s’il appartient, selon elle, au Comité d’examiner les extraits de la publication sur lesquels la ministre se fonde pour déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que le système postal a été utilisé pour commettre une infraction, elle a répondu : [TRADUCTION] « il appartient au Comité de les examiner ».

Dans sa décision du 2 novembre 2017, le Comité a conclu que la ministre avait omis de s’acquitter de son obligation, au titre du paragraphe 43(2) de la LSPC, de fournir les motifs de sa décision de prendre les API. Le Comité a indiqué que, à la demande des personnes visées, entre autres, il procéderait à son examen et a convenu que la présentation de motifs n’était pas une condition préalable à cet examen. Le Comité a mentionné qu’il traiterait de l’absence de motifs dans son rapport final et ses recommandations.

Le Comité a informé les personnes visées que si elles souhaitaient que l’affaire soit ajournée après avoir entendu la preuve des tiers intéressés, il serait disposé à leur accorder un ajournement.

Les personnes visées ont toutes deux été accusées au criminel avant la présentation des observations finales. Elles ont refusé de témoigner devant le Comité, au motif que leur témoignage pourrait porter atteinte à leur procès criminel. On leur a offert la possibilité d’ajourner l’affaire en attendant l’issue des poursuites criminelles, mais leurs avocats ont refusé. Les personnes visées ont réitéré leur opinion dans une lettre datée du 26 février 2018 adressée au Comité (voir l’annexe D).

Dans leurs observations finales, les personnes visées ont changé d’avis et ont soutenu que le Comité ne devrait se pencher que sur les questions constitutionnelles. Elles ont fait valoir que le défaut de fournir des motifs avait rendu le processus inéquitable sur le plan procédural et que l’examen de la question concernant le discours haineux exacerbait la situation en les forçant à choisir entre les droits que leur garantit l’alinéa 2b) et le droit de garder le silence.

De l’avis du Comité, le processus n’était pas inéquitable sur le plan procédural pour les personnes visées. Les personnes visées ont demandé au Comité de procéder en l’absence de motifs. Elles se sont opposées à la demande d’ajournement après avoir été accusées au criminel. Elles envisageaient que le Comité entende la preuve sur les questions relatives à la conduite criminelle. En fait, elles avaient auparavant indiqué que le Comité devrait évaluer cette preuve [TRADUCTION] « par souci d’efficacité administrative et d’équité ». Ayant accédé à la demande des personnes visées et leur ayant offert la possibilité d’ajourner l’audience aux étapes critiques du processus, le Comité n’est pas disposé maintenant à limiter son rapport aux questions constitutionnelles.

Le Comité doit néanmoins traiter du défaut de la ministre de fournir des motifs.

Le Comité a reçu le mandat large [TRADUCTION] « d’examiner » la question en cause. Cependant, il n’est pas saisi du contrôle judiciaire de la décision de prendre des API et ne siège pas en appel de cette décision. Il n’a pas compétence pour révoquer ou confirmer l’arrêté de la ministre. Son seul pouvoir consiste à examiner la question en cause, puis à présenter un rapport et des recommandations.

Le libellé du paragraphe 45(1) de la LSCP indique clairement que l’examen du Comité n’est pas limité aux éléments de preuve dont disposait la ministre lorsqu’elle a pris les API. Si c’était le cas, la LSCP ne prévoirait pas que le Comité peut entendre la preuve de tout « intéressé ». Les tiers intéressés peuvent présenter un témoignage ou des observations qui n’ont pas été examinés par la ministre. Ainsi, même si la ministre avait fourni les motifs de sa décision, il aurait été possible que les personnes visées aient à répondre à des éléments de preuve ou à des observations n’ayant pas été abordés dans ces motifs. Il appartient au Comité de se pencher sur tous ces éléments lorsqu’il examine la question en cause et qu’il présente son rapport.

En l’espèce, tous les éléments de preuve présentés au Comité relativement à la propagande haineuse et au libelle diffamatoire se trouvaient dans les documents du procureur général fournis avant l’audience sur les questions préliminaires aux personnes visées et dans le recueil de documents.

Le Comité a essayé de s’assurer que les personnes visées ne soient pas désavantagées en raison du défaut de la ministre de fournir les motifs de sa décision. Bien que l’absence de motifs soit regrettable et qu’elle constitue une violation du paragraphe 43(2) de la LSPC, le Comité est d’avis qu’elle ne justifie pas qu’il recommande la révocation des API.

b) Absence de garanties procédurales

Les personnes visées, le CAFE et le CFE ont fait valoir que les API devraient être révoqués, parce que la LSCP ne prévoit pas de garanties procédurales. La LSCP ne prévoit aucune date limite pour la nomination par le ministre d’un comité de révision, aucune date limite pour commencer ou achever son examen, aucune exigence relative au fardeau de la preuve et aucun mécanisme de contrôle automatique dans le cas d’une ordonnance définitive. Le CLE a invoqué des décisions américaines dans lesquelles l’absence d’échéances a été jugée comme un facteur aggravant la violation constitutionnelle. Cependant, aucune source n’a été présentée au Comité pour montrer que cette tendance jurisprudentielle a été adoptée au Canada.

Un argument similaire a été présenté dans l’affaire Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 RCS 1120 (Little Sisters). Dans cette affaire, l’appelante a fait valoir que la législation douanière souffrait de l’absence de la plus élémentaire forme de procédure nécessaire pour déterminer de manière équitable et précise si quelque chose était obscène, et que la procédure réglementaire prévue par la législation était si « lourde et lacunaire sur le plan procédural » qu’elle ne pouvait pas être appliquée d’une manière compatible avec les droits garantis par la Charte. Les appelants se plaignaient de l’absence de dispositions prévoyant la tenue d’une audience et du fait que la prohibition n’était généralement pas motivée.

La Cour a conclu qu’il était loisible au Parlement, lorsqu’il a créé ce genre de mécanisme gouvernemental, d’en arrêter les grandes lignes dans la loi et de laisser sa mise en œuvre être accomplie au moyen de règlements pris par le gouverneur en conseil ou de procédures institutionnelles. La Cour a conclu qu’il était parfaitement possible d’appliquer la législation d’une manière qui respecte la Charte et que les obstacles rencontrés par les appelants n’étaient pas « inhérents au régime établi par la loi ». La Cour a fait remarquer que tout manquement survenu à l’étape de la mise en œuvre peut être réglé à cette étape, et elle a confirmé la constitutionnalité de la législation malgré ses lacunes sur le plan procédural.

À notre avis, les principes énoncés dans l’arrêt Little Sisters s’appliquent à la loi dont il est question en l’espèce. À l’instar de la loi visée dans l’arrêt Little Sisters, la loi qui nous intéresse ne comporte aucune précision sur les délais qui s’appliquent aux comités de révision. La loi est muette à ce sujet. Normalement, lorsque la loi est muette sur un point de procédure, la common law comble le vide. La Cour a conclu que ces critiques portaient en réalité sur l’application du régime prévu par la loi et non sur le régime prévu par la loi en tant que tel. Elle a fait remarquer, au paragraphe 78, que « [l]e seul matériel expressif que le Parlement a permis aux Douanes de prohiber pour cause d’obscénité est le matériel qui, par définition, entraîne des sanctions pénales pour ceux qui se livrent à sa production ou à son trafic (ou qui en ont leur possession à ces fins) ». De façon similaire, sous le régime de la LSCP, un API ne peut être pris que dans le contexte d’une conduite qui pourrait faire l’objet de sanctions pénales.

La LSCP prévoit une procédure en plusieurs étapes qui limite le pouvoir discrétionnaire du ministre et permet aux personnes visées de participer au processus en vue de réviser ou de révoquer un API. Dans la mesure où un API peut porter atteinte à la liberté d’expression, le régime prévu par la loi fait en sorte que la décision est susceptible de contrôle.

De l’avis du Comité, il était loisible au Parlement d’en arrêter les grandes lignes dans la LSCP et de laisser sa mise en œuvre être accomplie au moyen de règlements ou de procédures. Néanmoins, pour les raisons expliquées plus loin, le Comité recommande que la LSCP ou ses règlements soient modifiés de façon à prévoir plus clairement la procédure qui s’applique lorsque le ministre prend un API.

c) Délai

Les personnes visées, la CAFE et le CFE ont fait valoir subsidiairement que dans la mesure où l’absence de protections procédurales dans la Loi n’invalide pas l’API, la mise en œuvre de la Loi et le rythme de son application témoignent d’une attitude désinvolte à l’égard des droits des personnes visées. Dans sa plaidoirie, l’avocat des personnes visées a précisément mentionné que le délai de formation du Comité de révision a été très long. La CAFE a fait valoir qu’un délai de sept mois pour la formation du Comité est totalement inacceptable.

De par sa nature, le processus établi dans la LSCP est chronovore. Cependant, aucun motif n’a été avancé pour justifier le délai d’environ sept mois écoulé avant la nomination du Comité. La LSCP ne prévoit aucun échéancier concernant la nomination d’un comité de révision et aucune de ses dispositions n’empêche qu’il soit géré de manière conforme aux principes d’équité procédurale et aux droits garantis par la Charte.

Le Comité n’a reçu aucune jurisprudence à l’appui de la position des personnes visées selon laquelle la longueur du délai a entraîné l’iniquité procédurale du processus d’API. Qui plus est, une fois formé, le Comité a tenté d’agir efficacement et a demandé aux participants des observations sur la meilleure façon de mener le processus efficacement et rapidement. Compte tenu de la rareté de ce type d’instance (seulement trois instances mettant en jeu un arrêté d’interdiction ont été lancées au cours des 35 dernières années), des efforts que le Comité a déployés pour garantir un processus adéquat et de la complexité accrue découlant de l’avis de question constitutionnelle, le Comité n’est pas d’avis que le délai est accablant ou qu’il a déconsidéré l’administration de la justice.

2) Discours haineux

Le matériel et le recueil de documents sont la base de toutes les observations reçues par le Comité sur les questions touchant le discours haineux et le libelle diffamatoire.

La CAFE, Raychyl Whyte et Lawrence McCurry ont fait valoir que les numéros de Your Ward News remis au Comité ne contiennent pas de discours haineux. Richard Warman, BBC, Sam Kary, Kelly Fairchild, ACSW, la FCRR et le CCRJI ont tous fourni au Comité des observations selon lesquelles Your Ward News contient bel et bien un discours haineux. Le PG n’a pas pris position quant à ce volet de l’instance. Les personnes visées sont d’avis que la norme de preuve type pour établir qu’il y a eu fomentation volontaire de la haine n’a pas été respectée. Le Comité n’est pas du même avis et traitera la question plus loin dans le présent rapport. Les personnes visées ont également souligné l’absence de l’intention coupable requise pour conclure que Your Ward News contenait un discours haineux. Or, bien qu’une absence d’intention coupable puisse servir de défense dans les cas d’accusations criminelles, ce détail ne pèse pas dans la décision à savoir si la ministre avait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées faisaient ou occasionnaient l’envoi d’objets qui véhiculaient un discours haineux.

L’infraction consistant à fomenter volontairement la haine est établie au paragraphe 319(2) du Code criminel :

La Cour suprême du Canada a produit beaucoup de jurisprudence sur la question à savoir ce qui constitue un discours haineux. Dans l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467 (arrêt Whatcott), le juge Rothstein a adopté le libellé établi dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892 (arrêt Taylor) au paragraphe 928, où il est indiqué que la « haine » correspond à un sentiment de détestation, de malice extrême qui n’admet chez la personne visée aucune qualité qui rachète ses défauts. Le terme haine vise « des émotions exceptionnellement fortes et profondes de détestation se traduisant par des calomnies et la diffamation ». Le mot haine désigne une émotion à la fois intense et extrême. Fomenter la haine, c'est insuffler à autrui la détestation, l'inimitié, le mauvais vouloir et la malveillance. Dans l’arrêt Whatcott, la Cour a formulé la conclusion suivante, au paragraphe 41 :

Le type de mots et les moyens employés pour exposer des groupes à la haine ont été résumés sous la rubrique des « thèmes distinctifs des messages haineux » énumérés dans la décision Warman c. Kouba, 2006 T.C.D.P. 50 (CanLII), par. 24-81, et confirmés dans l’arrêt Whatcott. Aux paragraphes 44 et 45 de l’arrêt Whatcott, il est indiqué ce qui suit :

Le CCRJI, Richard Warman et ACSW ont souligné plusieurs occurrences de discours haineux dans les numéros de Your Ward News publiés avant la délivrance de l’API. Ces occurrences comprennent beaucoup des thèmes distinctifs des messages haineux énumérés dans la décision Kouba. Par exemple, l’un des thèmes est « Les appels à la violence contre le groupe identifiable ». Your Ward News contient à la fois des éléments textuels et visuels qui encouragent les actions violentes :

Un autre thème distinctif est « Les messages véhiculent l'idée que seuls le bannissement, la ségrégation ou l'éradication du groupe de personnes en question épargneront aux autres les préjudices causés par ce groupe ». Your Ward News a employé à répétition le slogan « EXPEL THE PARASITE! ». Le plus souvent, la publication indique que les parasites sont les marxistes sionistes ou une variation de ce terme. Le CCRJI et ACSW ont fait valoir que le terme est souvent associé aux Juifs, particulièrement à ceux qui suivent les enseignements du Talmud de Babylone, (c.-à-d. les Juifs ashkénazes. On comprend clairement que la mesure à prendre à la découverte d’un parasite n’est pas l’accommodement, mais l’éradication totale.

Un autre thème de la haine est « Dans les messages en litige on utilise des « faits authentiques », des informations de presse, des photos et des propos provenant de sources censément dignes de confiance pour faire des généralisations négatives à propos du groupe identifiable ». Dans la publication, ces données sont exagérées et utilisés pour faire des déclarations générales sur l’ensemble de la collectivité juive, en Israël et ailleurs. Ces pratiques trouvent également écho dans le thème « Le groupe identifiable est décrit comme étant foncièrement dangereux ou violent ».

La dés humanisation des sujets « en comparant ses membres à des animaux, à de la vermine, à des excréments et à d'autres substances nocives » est un autre thème de la haine. On peut trouver des exemples de ces pratiques dans les images de Juifs qui ont des cornes ou d’autres caractéristiques non humaines suggérant une nature satanique ou non humaine (p. 7 et p. 11, onglet 12, été 2016, recueil, pièce 9). Qui plus est, la publication présente régulièrement l’image d’un avocat juif travaillant aux côtés d’un rat tenant un sac d’argent (p. 8, onglet 12, été 2016, recueil, pièce 9). La signification est évidente : ces personnes travaillent avec et parmi la vermine.

M. Warman a fait valoir qu’un des thèmes distinctifs des messages haineux est de décrire un groupe « comme constituant une puissante menace qui prend le contrôle des principales institutions de la société et qui prive les autres de leur gagne-pain, de leur sécurité, de leur liberté de parole et de leur bien-être général ». Parmiles exemples de cette pratique, on compte les suivants :

Enfin, la publication contient régulièrement un autre thème de la haine, à savoir « Les messages banalisent ou glorifient les persécutions ou les tragédies dont ont été victimes les membres du groupe identifiable dans le passé ». À divers moments, Your Ward News, a banalisé ou célébré la persécution de Juifs. Les numéros en question laissent entendre que les Juifs exagèrent l’ampleur de l’Holocauste et utilisent les lois en vigueur pour brimer les droits d’autres Canadiens, notamment le droit à la liberté d’expression. Par exemple :

On a fourni au Comité plusieurs autres exemples de discours haineux fondé sur des caractéristiques visibles des Juifs, tels que les papillotes, la kippa, les habits noirs traditionnels et l’Étoile de David. Dans d’autres cas, le contenu de Your Ward News laisse entendre qu’un personnage est juif en intégrant des expressions en yiddish dans ses conversations. La mesure dans laquelle ces allusions sont directes varie, mais la grande majorité des lecteurs, peu importe qu’ils soient érudits ou non, les comprendraient. Il y a également de nombreuses allusions indirectes aux Juifs. Les cibles les plus fréquentes du discours haineux dans la publication sont les « zio-marxists » (marxistes sionistes) et les « cultural marxists » (marxistes culturels). Ces groupes sont le plus souvent désignés comme étant les parasites que la publication encourage ses lecteurs à éliminer. Il s’agit manifestement d’un écran de fumée. Le Comité est d’accord avec les observations d’ACSW, du CCRJI, de Sam Kary et de Richard Warman selon lesquelles les termes « Zio-Marxists » et les termes semblables renvoient aux Juifs. Ces exemples « transmettent l'idée que les membres des groupes identifiables n'ont aucune qualité qui rachète leurs défauts et qu'ils sont foncièrement mauvais » et « créent un climat de haine et de mépris extrême », deux autres thèmes de la haine.

M. Kary nous a donné l’exemple du numéro de printemps 2016 de Your Ward News (onglet 13, recueil, pièce 9), dans lequel on présente le premier-ministre comme étant une marionnette qui est généralement contrôlée par la famille juive Rothchild, de Londres, et la famille montréalaise des Desmarais, dont les croyances seraient fondées sur la subjugation satanique. M. Kary a fait valoir que l’auteur parle d’un complot marxiste sioniste visant à manipuler le gouvernement et encourage le lecteur à prendre des mesures pour contrer cette menace, par exemple, à « expulser le parasite ». De plus, à la page 10, il est indiqué que « le plus grand mensonge du vingtième siècle est l’affirmation selon laquelle 6 millions de Juifs ont été tués dans des chambres à gaz et les chambres à gaz n’ont pas existé. L’auteur affirme que quelques milliers de Juifs seulement sont morts et que leur décès est lié à la faim ou à une épidémie de typhus qui s’est propagée rapidement dans les camps de concentration à la fin de la guerre. Il déclare aussi qu’il n’existe AUCUNE PREUVE d’une extermination planifiée des Juifs par Adolf Hitler ».

Kelly Fairchild nous a donné l’exemple de mentions du « mythe de l’Holocauste à la page 10 » (p. 10, onglet 13, numéro du printemps 2016, recueil).

Le Comité est d’avis que ces passages ainsi que d’autres passages semblables prouvent qu’il y a des motifs raisonnables de croire que les personnes visées faisaient ou occasionnaient l’envoi par la poste d’objets qui comportaient de la propagande haineuse qui encourageait le lecteur à haïr les Juifs.

3. Libelle diffamatoire

Le PG a fourni au Comité, aux personnes visées et aux tiers intéressés une liste des personnes qui pourraient avoir été victime de libelle diffamatoire. Leurs noms sont indiqués ci-dessus. Le Comité a ajouté Patrick Clohessy à cette liste après avoir examiné sa demande de désignation à titre de tiers intéressé. Le Comité a informé toutes les parties figurant sur la liste de son instance. Cependant, seuls Warren Kinsella et Patrick Clohessy ont participé à l’instance. Le Comité a seulement reçu des observations concernant le libelle diffamatoire visant Patrick Clohessy et Thomas Mulcair et a donc limité son analyse aux allégations concernant ces deux personnes.

L’article 300 du Code criminel prévoit ce qui suit :

Les éléments du libelle diffamatoire sont définis aux articles 298 et 299 du Code criminel :

Dans R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439 (Lucas), la Cour suprême du Canada a conclu que le libelle diffamatoire doit être évalué en fonction d’un critère objectif. La Cour a établi que les articles 298-300 du Code criminel portent atteinte au droit à la liberté d’expression, mais que leur validité est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. La Cour a interprété l’expression « de nature à nuire » à l’article 298 comme exigeant une preuve d’un risque de préjudice grave. Il n’est pas nécessaire d’avoir la preuve de l’existence d’un préjudice.

M. Clohessy a fourni des observations écrites dans lesquelles il allègue que des extraits de Your Ward News contiennent du libelle diffamatoire :

  1. Dans le numéro de mars 2015 de Your Ward News, un article par Robert James présente M. Clohessy comme étant « le dirigeant d’un groupe terroriste communiste » et comporte une image dans laquelle celui-ci porte une cagoule intégrale et il est sous-entendu qu’il a fait un appel pour menacer une personne âgée de la tuer ainsi que ses enfants et de violer et de tuer sa femme. La légende « Je vais te tuer mon salaud, mais, avant, je vais tuer tes enfants devant toi et je vais violer et tuer ta femme, parce que veux que tu souffres avant de mourir!!! » figuresous le titre « Stalinist Guerrilla in Toronto! » (Guérilla staliniste à Toronto).
  2. Dans le numéro d’avril 2015 de Your Ward News M. Clohessy est appelé un « terroriste marxiste fugitif » et un « terroriste urbain » et traité de raciste. M. J.J. prétend également que M. Clohessy commet des actes de violence brutale à la page 2, où on parle du complot criminel de M. Clohessy et on apparente celui-ci aux tireurs qui ont tué des employés de la publication française Charlie Hebdo. L’article comporte une image de M. Clohessy portant une cagoule intégrale, et on demande des renseignements à son sujet.
  3. Dans le numéro de novembre 2015 de Your Ward News, le visage de M. Clohessy figure sur la page couverture et est assorti de la légende « Parrain Kinsella, j’ai publié l’adresse de James Sears, des photos de sa maison et de son chien et des photos de sa femme, de son auto et de sa plaque d’immatriculation. » La couverture comprend la réponse suivante par M. Kinsella : « Beau travail Clohessy! James Sears n’a pas peur d’être crucifié pour ses croyances, mais nous pouvons lui faire du mal en encourageant des têtes brûlées à terroriser sa famille. » Dans l’image, M. Clohessy porte un collier sur lequel figure le symbole d’un marteau et une faucille et il y a un swastika biffé sur son bras.

M. Clohessy a fait valoir que ces déclarations sont fausses, qu’il n’est pas un terroriste et qu’il n’a pas menacé des personnes âgées de les tuer ou de les violer. M. Clohessy a souligné dans ses observations que ces déclarations ont nui à sa réputation, lui ont causé des problèmes et ont été extrêmement stressantes et traumatisantes.

M. Clohessy a informé le Comité qu’en mars 2015, il a signifié personnellement à M. St. Germaine une lettre de son avocat, David Charney, datée du 23 mars 2015. La lettre contenait un avis de poursuite en diffamation concernant le matériel publié dans Your Ward News et indiquait que le contenu de l’article est faux et clairement diffamatoire. La lettre demandait à M. St. Germaine de retirer l’article du site Web et de publier une rétractation et des excuses. Malgré l’avis de poursuite en diffamation, Your Ward News a continué de publier du matériel sur M. Clohessy, et l’article est demeuré sur le site Web. Les observations de M. Clohessy n’ont pas été contestées.

En ce qui concerne les allégations touchant M. Mulcair, le Comité a été renvoyé au numéro de septembre 2015 de Your Ward News, dans lequel on laisse supposer que M. Mulcair pourrait avoir tué Jack Layton par empoisonnement.

Pour les motifs susmentionnés, les observations des personnes visées voulant que l’intention coupable nécessaire n’existe pas n’ont aucune incidence sur notre examen de la mesure dans laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que Your Ward News contenait des libelles diffamatoires.

Selon le Comité, il y avait des motifs raisonnables de croire que les déclarations concernant M. Clohessy et M. Mulcair décrites ci-dessus nuiraient probablement à la réputation de ces deux personnes. De plus, ou subsidiairement, les déclarations ont été faites pour les insulter profondément.

Le Comité est donc d’avis qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les personnes visées effectuaient ou causaient l’envoi par la poste d’objets qui comportaient la publication de libelles diffamatoires.

4) Questions constitutionnelles

Contexte

Deux questions constitutionnelles ont été soulevées devant le Comité. Bien que le Comité n’ait pas le pouvoir de prendre une décision exécutoire relativement à des questions constitutionnelles, il a conclu dans sa décision du 2 novembre 2017 qu’il a la compétence nécessaire pour examiner ces questions dans le cadre de son mandat général d’examiner la question et de formuler des recommandations.

La première question soulevée est celle de savoir si les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP portent atteinte à l’alinéa 2b) de la Charte et, si c’est le cas, si l’atteinte peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. La deuxième question était celle de savoir si la ministre a suffisamment tenu compte des facteurs liés à la Charte au moment d’exercer son pouvoir discrétionnaire de publier l’API.

La première question concerne la constitutionnalité de la disposition et la deuxième question concerne la constitutionalité de la mise en application de la disposition. Pour traiter la question de la constitutionalité de la disposition, le Comité a entrepris une analyse semblable au test décrit dans R. c. Oakes, [1986] 1 RCS 103, 1986 CanLII 46 (CSC) (Oakes) (semblable, puisque le Comité n’a pas compétence pour trancher la question). En ce qui concerne la question de la constitutionnalité de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par la ministre, on a demandé au Comité de tenir compte des principes établis dans Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12 (Doré).

La première étape de l’analyse portait sur trois résultats possibles :

  1. Les paragraphes 43(1) et 45(3) ne contreviennent pas à l’alinéa 2b) de la Charte
  2. Les paragraphes 43(1) et 45(3) contreviennent à l’alinéa 2b) mais sont justifiés au regard de l’article premier de la Charte
  3. Les paragraphes 43(1) et 45(3) contreviennent à l’alinéa 2b) et ne sont pas justifiés au regard de l’article premier de la Charte

Le Comité est d’avis que les paragraphes 43(1) and 45(3) contreviennent à l’alinéa 2b), mais sont justifiés au regard de l’article premier de la Charte.

À la deuxième étape de l’analyse, le Comité a examiné les questions à savoir 1) si la ministre devait chercher à équilibrer les considérations liées à la Charte au moment de décider de publier ou non un API et 2) si la ministre a établi un tel équilibre. Comme les motifs de la publication de l’API ne sont pas connus, il n’est pas possible de trancher la deuxième question.

a) Constitutionnalité des paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP

Dans l’avis de question constitutionnelle modifié déposé par les personnes visées, il est indiqué que les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LCSP contreviennent à l’alinéa 2b) de la Charte pour les motifs suivants :

  1. Ils permettent au ministre d’interdire des propos en se fondant sur des motifs raisonnables et probables
  2. Ils permettent au ministre d’interdire des propos qui ne représentent pas des crimes
  3. Ils permettent au ministre d’imposer une restriction préalable sur la liberté d’expression des personnes visées; une ordonnance interdit une expression n’ayant pas encore eu lieu
  4. Les procédures d’interdiction de propos sont vagues et insuffisantes

Les personnes visées ont fait valoir que la réparation appropriée pour violation de l’alinéa 2b) de la Charte est une recommandation par le Comité à la ministre voulant que l’API soit révoqué. L’ACLC, la CAFE et le CFE appuient la position des personnes visées. Le PG, BBC, Richard Warman, le CCRJI et ACSW la rejettent.

Les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LCSP prévoient ce qui suit :

Les articles 1 et 2b) de la Charte prévoient ce qui suit :

  1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
  2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
    b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication.

1) L’alinéa 2b) de la Charte s’applique-t-il en l’espèce

Les personnes qui remettent en question la constitutionnalité de la LSCP ont fait valoir que pour établir si l’alinéa 2b) de la Charte s’applique, il faut poser les trois questions définies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927 (Irwin Toy) et dans l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., [2005] 3 RCS 141 (Ville de Montréal) :

  1. Est-ce que l’activité relève du champ des activités protégées par l’alinéa 2b) de la Charte?
  2. Si c’est le cas, est-ce que le lieu ou le mode d’expression ont pour effet d’enlever cette protection?
  3. Si l’activité expressive est protégée par l’alinéa 2b), est-ce que les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LCSP portent atteinte à cette protection de par leur objet ou leur effet?

A. Est-ce que l’activité relève du champ des activités protégées par l’alinéa 2b) de la Charte?

Les personnes visées, appuyées par l’ACLC, la CAFE et le CFE, ont adopté la position selon laquelle les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LCSP restreignent l’activité expressive. Elles font valoir que l’utilisation d’un service postal pour distribuer un journal est une tentative de transmettre une signification et est donc une activité expressive. Elles ont déclaré que les paragraphes 43(1) et 45(3) donnent à la ministre le pouvoir d’interdire à quiconque de s’adonner à une activité expressive en communiquant avec autrui au moyen du service postal.

Le PG, avec l’appui de BBC et d’ACSW, a fait valoir que les dispositions en soi ne restreignent pas la liberté d’expression. BBC a également déclaré qu’il n’y a pas de droit de recevoir ou d’envoyer du courrier et que cette activité n’est donc pas protégée par la Charte. Il a également affirmé que toutes les formes de discours haineux sont interdites. Le CIJA, appuyé par Richard Warman, a reconnu qu’« on peut dire » que l’alinéa 2b) de la Charte s’applique, mais il affirme que les dispositions sont protégées par l’article premier de la Charte.

Si la livraison du courrier était considérée comme étant une forme d’expression, nul ne contesterait que les personnes visées disposeraient à première vue d’une protection au titre de l’alinéa 2b), peu importe le contenu de Your Ward News. Comme l’a établi la Cour suprême dans l’arrêt Irwin Toy, à la page 969, « […] si l'activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie ».

La Cour suprême du Canada a conclu que la fomentation volontaire de la haine et le libelle diffamatoire transmettent une signification et qu’ils sont donc visés par l’alinéa 2b) de la Charte même si la communication peut être illégale ou « odieuse et désobligeante » (R. c. Keegstra, 3 RCS 697 (Keegstra) à la page 730).

La question que doit trancher le Comité et celle de savoir si la livraison du contenu est une « expression » et entraîne donc l’application de l’alinéa 2b) de la Charte.

Dans l’arrêt Irwin Toy, le Tribunal a conclu, aux paragraphes 41 et 42 :

Les personnes qui remettent en question la constitutionalité de la LCSP se fondent sur la décision de la Cour suprême dans l’affaire Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants, [2009] 2 RCS 295 (Greater Vancouver Transportation Authority). Dans cette affaire, la Cour a confirmé une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique selon laquelle une politique de la Greater Vancouver Transportation Authority interdisant la publicité à caractère politique sur les autobus porte atteinte à l’alinéa 2b) de la Charte. La Cour a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 27 et 28 :

Dans cette affaire, comme dans l’instance en cause, il n’y avait aucune restriction du contenu de la communication. Les parties politiques étaient libres de transmettre leur message sans que son contenu soit restreint. La restriction s’appliquait à la transmission du contenu et interdisait notamment cette transmission sur le côté d’un autobus. Dans cette affaire, la cour a conclu que les publicités comportaient un contenu expressif et qu’ils étaient donc visées par l’alinéa 2b) de la Charte.

La directive de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Irwin Toy est d’interpréter de manière « généreuse et téléologique » les droits et libertés garantis par la Charte. Dans Edmonton Journal v. Alberta, [1989] 2 SCR 1326, la Cour a indiqué à la page 1336 que les « les libertés consacrées par l'al. 2b) de la Charte ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs.

Dans l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority, la Cour a souligné ce qui suit, au paragraphe 35 : « Les intimées réclament la liberté de s’exprimer – à une tribune existante qu’elles ont le droit d’utiliser – sans que l’État ne limite indûment la teneur de leur expression ». On peut faire la même observation dans l’instance en cause. Le système canadien des postes est un service offert aux Canadiens à titre de moyen d’expression. La question de savoir s’il s’agit d’un droit garanti par la loi à tous les Canadiens n’est pas pertinente. Dans l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority, la Cour a déclaré que « [l]’activité par laquelle on transmet ou tente de transmettre un message bénéficie de prime abord de la protection de l’al.2b) ». Ainsi, toute restriction de l’utilisation de ce véhicule, sauf dans les circonstances très précises décrites par la Cour suprême du Canada (qui ne sont pas pertinentes dans l’instance en cause), est visée par l’alinéa 2b) de la Charte.

Conséquemment, le Comité est d’avis que la distribution de Your Ward News au moyen des services de Postes Canada est une activité expressive protégée par l’alinéa 2b) de la Charte.

B. Est-ce que le mode ou le lieu de l’expression enlève cette protection?

À ce jour, les tribunaux ont seulement exclu la protection par l’alinéa 2b) dans des cas d’expression violente ou dans des lieux très limités tels que des aéroports. Aucune partie à cette instance n’a suggéré que celle-ci correspond à l’une de ces exceptions.

C. L’objet ou l’effet des paragraphes 43(1) ou 45(3) de la LSCP portent-ils atteinte à la protection offerte par l’alinéa 2b) de la Charte?

Dans l’arrêt Irwin Toy, la Cour a fait remarquer qu’une fois qu’il est établi que l’activité est visée par l’alinéa 2b) de la Charte, la cour doit déterminer si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale contestée était de « contrôler la transmission d’une signification par cette activité ».

Le PG a fait valoir que l’objet des dispositions contestées était [TRADUCTION] « de faire en sorte que les installations et les services de Postes Canada ne puissent pas être utilisés pour la perpétration d’infractions figurant dans le Code criminel ». Il a soutenu que les dispositions en question ne visent pas l’expression et a fait remarquer qu’elles peuvent s’appliquer dans des situations qui n’ont rien à voir avec l’expression, par exemple le fait d’utiliser le courrier pour expédier des drogues. Les personnes visées n’ont pas fait valoir que les paragraphes 43(1) ou 45(3) de la LSCP ont été adoptés à des fins irrégulières.

Cependant, même si l’objet de la Loi n’était pas de porter atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte, il faut tout de même en examiner les effets. Comme la Cour suprême du Canada l’a mentionné dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 RCS 295, à la page 334 :

Le PG a fait valoir que les dispositions contestées de la LCSP ne contreviennent pas à l’alinéa 2b) de la Charte à première vue et qu’une analyse de l’instance en bonne et due forme doit être effectuée en fonction des principes établis dans l’arrêt Doré etnon par l’examen de la constitutionnalité des dispositions en tant que telles. Il a également fait valoir que dans la mesure où les dispositions restreignent l’expression, les restrictions découlent des dispositions du Code criminel et non de la LCSP.

Les personnes visées rejettent cette position et font valoir que les dispositions restreignent une forme d’expression liée au contenu, [TRADUCTION] « au sens qu’elles permettent à la ministre d’interdire à des particuliers d’utiliser le courrier (une restriction d’une forme d’expression) au motif qu’elle croit que le contenu représente une infraction (une restriction visant du contenu en particulier) ».

Le Comité est d’accord avec les observations du PG. L’activité est restreinte sous le régime du Code criminel dans lequel on limite volontairement la liberté d’expression pour interdire le discours haineux. Elle n’est pas restreinte en raison des modalités des paragraphes 43(1) ou 45(3).

2) Les dispositions sont-elles sauvegardées par l’article premier de la Charte

Si les dispositions législatives enfreignent l’alinéa 2b) de la Charte, les restrictions doivent pouvoir être justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique pour être sauvegardées par l’article premier de la Charte. Dans sa décision relative à l’affaire Oakes, la Cour suprême du Canada a établi deux critères pour déterminer si la justification d’une restriction à un droit garanti par la Charte peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique :

  1. un objectif urgent et réel et
  2. les moyens choisis sont proportionnels à cet objectif. Une loi est proportionnée :
    1. lorsque les moyens adoptés ont un lien rationnel avec cet objectif
    2. lorsqu’ils portent le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question
    3. lorsqu’il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi
A. L’objectif que doivent servir les mesures

L’objectif de la loi doit être urgent et réel afin de répondre à une préoccupation suffisamment importante pour justifier la dérogation à la liberté d’expression garantie par la Constitution. C’est seulement après que l’objectif a été défini avec précision qu’il est possible de se livrer à une analyse de la proportionnalité.

Au paragraphe 8 du mémoire du Procureur général, il est indiqué que l’objectif de la Loi sur la Société canadienne des postes est [TRADUCTION] « de faire en sorte que les installations et les services de Postes Canada ne puissent pas être utilisés pour la perpétration d’infractions figurant dans le Code criminel . »Note de bas 1 Au paragraphe 9, on ajoute ceci [TRADUCTION]: « Les dispositions législatives donnent le pouvoir à la ministre d’émettre un API afin que le courrier ne puisse pas être utilisé pour la perpétration d’une infraction. » L’Association canadienne des libertés civiles a soutenu que l’objectif ne va pas de soi, et que le but formulé par le PG était une reformulation des moyens, rendant ainsi circulaire, l’analyse moyens-fins de l’article 1. Le Comité est d’avis que l’émission d’un arrêté d'interdiction est un moyen, et qu’à ce titre il est séparé et distinct de l’objectif de la Loi. Ultimement, les participants ont reconnu que la prévention de l’utilisation d’un service postal pour commettre un crime était un objectif urgent et réel.

B. Les moyens sont-ils proportionnels à l’objectif
i) Lien rationnel avec l’objectif

Les personnes visées ont concédé qu’il y a un lien rationnel entre l’objectif des paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP et les moyens choisis par le Parlement pour atteindre cet objectif. Le moyen d’atteindre l’objectif est d’émettre un arrêté provisoire d’interdiction afin d’empêcher temporairement les personnes visées d’envoyer ou de recevoir du courrier. Suite à l’émission d’un API, le régime législatif prévoit un processus de révision permettant la présentation d’éléments de preuve et d’observations de la part des personnes intéressées, puis la présentation d’un rapport et de recommandations pouvant mener à une ordonnance permanente ou à la révocation de l’API. La décision administrative peut ensuite faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

Puisque l’objectif des dispositions législatives est de faire en sorte que les gens ne commettent pas ou ne tentent pas de commettre des infractions par la poste, il y a un lien rationnel entre le but des dispositions législatives et les moyens choisis par le Parlement pour atteindre ce but.

ii) Atteinte minimale

Les personnes visées ont soutenu que les dispositions législatives contestées de la LSCP ne « échoue à satisfaire » le critère de l’atteinte minimale pour les raisons suivantes : a) elles autorisent les restrictions préalables sur la liberté de parole selon une norme de preuve fondée sur des « motifs raisonnables » ce qui constitue une norme qui est inconstitutionnellement faible pour une violation des droits garantis par la Charte; b) elles créent une interdiction de parole absolue, y compris celle qui ne constitue pas un crime; et c) elles limitent la parole avec des protections procédurales insuffisantes.

Les personnes visées ont aussi indiqué qu’aucune preuve n’a été présentée pour démontrer qu’une mesure moins intrusive serait moins efficace et, conséquemment, la justification requise par l’article 1 pour sauvegarder les dispositions législatives n’a pas été établie. Les personnes visées ont affirmé que si une mesure moins intrusive permet au gouvernement d’atteindre son objectif de manière substantielle, la disposition législative doit échouer. Le CFE a aussi fait remarquer qu’il incombe au gouvernement de démontrer que son objectif ne peut pas être atteint avec des moyens restrictifs.

CIJA et BBC sont en désaccord avec cette affirmation et ont soutenu que pour démontrer une « atteinte minimale », il n’est pas nécessaire de prouver qu’il existe une solution pouvant porter atteinte au droit en question prévu par la Charte dans une moindre mesure que celle adoptée par le Parlement. 

Cette question a été réglée dans la décision relative à l’affaire Whatcott. LaCour suprême du Canada affirme ceci au paragraphe 101 :

Le Comité est d’avis que les dispositions législatives se situent à l’intérieur d’une gamme de choix acceptables. 

a) Restriction préalable selon la norme des « motifs raisonnables »

Les personnes visées ont soutenu que les paragraphes 43(1) et 45(3) autorisent les restrictions préalables à la liberté de parole sur la base d’une norme inconstitutionnelle de « motifs raisonnables ». Les personnes visées et l’Association canadienne des libertés civiles ont fait référence à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626 (« Liberty Net »), aux paragraphes 47 à 49, et ont soutenu que la restriction préalable doit être accordée uniquement dans les cas les plus évidents. Le CFE a indiqué que la Cour suprême a établi que les restrictions préalables « constituent des restrictions particulièrement sérieuses à la liberté de parole » (Little Sisters, paragraphe 232), et que les demandes d’ordonnance exigeant une restriction préalable à la liberté de parole future, dont le contenu est de toute évidence inconnu, doivent être envisagées avec « la plus grande prudence ».

Le PG a fait valoir qu’un API n’est pas une forme de restriction préalable à la liberté d’expression, puisque le but n’est pas d’interdire l’expression mais plutôt de gérer et de protéger les activités de Postes Canada. Contrairement à une restriction préalable ou à une injonction sur l’expression, la personne visée est libre (tout en étant assujettie aux dispositions d’autres lois) d’exprimer, de publier et de distribuer du matériel pertinent par tout autre moyen. Un API empêche simplement le recours aux installations et aux services de Postes Canada, qui est seulement l’un des nombreux moyens de distribution disponibles pour les éditeurs. Le but est d’empêcher Postes Canada de jouer un rôle dans la facilitation d’un crime. 

BBC a soutenu qu’une restriction préalable n’est pas absolue. Les ministres ont le pouvoir discrétionnaire de prendre toute sorte de décisions. L’exercice de ce pouvoir est assujetti à des mesures de contrôle. Leurs décisions peuvent faire l’objet de révisions. Dans ce cas, la LSCP fournit un moyen précis de révision par l’intermédiaire d’un processus du comité de révision. Un contrôle judiciaire de la décision ministérielle constitue un autre moyen de révision qui est disponible. BBC a également fait valoir qu’on n’empêchent pas aux personnes visées de publier et de distribuer les publications qui ont déclenché l’émission de l’API par d’autres moyens. Les éléments à publier ne sont pas supprimés, retenus, retardés ou autrement assujettis à l’approbation des censeurs avant leur publication.

Le CIJA a fait valoir que dans son essence même, la prévention de la distribution de propagande haineuse nécessite une restriction préalable. Les recours de la jurisprudence, en vertu des lois sur les droits de la personne, prennent souvent la forme d’une ordonnance de cessation et d’interdiction. De plus, dans sa décision relativement à l’affaire Winnicki, la Cour fédérale du Canada a prononcé une injonction interlocutoire pour empêcher à un répondant de communiquer des messages sur Internet, dont on allègue qu’ils constituent un discours haineux dans le cadre d’une cause pendante portant sur les droits de la personne. Lorsqu’il y eut bris de cette ordonnance, la punition fut l’emprisonnement, en vertu de ses pouvoirs de condamnation pour outrage.

Dans le contexte de cette affaire, le Comité est d’avis que le paragraphe 43(1) de la LSCP pourrait autoriser une restriction préalable à la liberté d’expression. Toutefois, cette conclusion en soi ne rend pas les articles inconstitutionnels. Le paragraphe 78 de Little Sisters est éclairant:

Bien que le fait que le paragraphe 43(1) puisse constituer une restriction préalable ne mène pas, en soi, à la conclusion que l’article est inconstitutionnel, les personnes visées ont soutenu que la norme des « motifs raisonnables» de croire  est une norme inconstitutionnellement faible qui est plus faible que la norme requise en vertu de la Charte. Elles se sont fondées sur la décision relative à l’affaire Little Sisters. Au paragraphe 104 de la décision Little Sisters, la Cour a affirmé ce qui suit :

Elles se sont aussi fondées sur les décisions rendues pour les affaires Canada (Commission des droits de la personne) c. Winnicki (C.F.), [2006] 3 RCF 446 (« Winnicki ») et Canadian Liberty Net. Dans ces deux affaires, il était question de demandes par la Commission canadienne des droits de la personne à la Cour fédérale du Canada pour une injonction empêchant une conduite discriminatoire alléguée en attente d’une audience complète devant la Commission pour déterminer le bien-fondé de l’affaire.. La Cour a établi le critère d’octroi d’injonction pour les affaires associées à la restriction de la liberté de parole dans Winnicki, aux paragraphes 28, 29 et 35 :

Les personnes visées ont soutenu que la norme des motifs raisonnables ne porte aucune atteinte minimale et que le critère à respecter relativement à la restriction préalable devrait être « manifestement évident ».

BBC a soutenu que les tribunaux confirment souvent une norme de motifs raisonnables comme étant une justification acceptable pour la violation d’un droit garanti par la Charte. Le PG a fait valoir qu’un arrêté provisoire d’interdiction en vertu de la LSCP n’est pas une injonction. Il n’empêche pas les personnes visées de publier ou de distribuer leur journal. Il permet simplement de faire en sorte que les installations et les services de Postes Canada ne soient pas accessibles durant la révision.

De plus, le PG a fait valoir qu’il existe des situations où des normes moins rigoureuses s’appliquent dans les situations où la violation de droits protégés est plus grave. Par exemple, une personne peut être détenue par la police sur la base de « motifs raisonnables » de soupçonner que cette personne est associée à un crime particulier. 

Le PG a fait remarquer que la norme des « motifs raisonnables » est également utilisée au paragraphe 320(1) du Code criminel. Le PG se fonde sur la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Chehil, [2013] SCC 49. Dans cette décision, la Cour a affirmé ceci au paragraphe 27 :

Le CIJA a soutenu que « raisonnable » signifie « rationnel, justifiable, logique » et qu’il n’y a pas de différence entre « raisonnable » et « raisonnablement probable ». Il faut que la ministre appuie sa conclusion sur la base de motifs logiques et justifiables et une preuve prima facie. Le CIJA a aussi indiqué que certaines lois, notamment la Loi sur les douanes et la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, permettent plus d’ingérences que la LSCP, sur la base d’une norme moins exigeante de « soupçon raisonnable ».

La Loi sur les Cours fédérales ne définit pas le critère à appliquer pour prendre une décision relative à l’octroi ou au non-octroi d’une injonction. Ce critère relève de la common law. Comme il est indiqué dans la décision Winnicki, ce critère peut varier selon le type d’affaire instruite. Il existe un critère initial aux termes du paragraphe 43(1) de la LSCP, appelé « motifs raisonnables » de soupçonner. Cette norme s’applique uniquement en ce qui concerne l’émission d’un API. Vraisemblablement, ce qui est raisonnable peut différer selon la situation présentée à la ministre. Rien dans ce paragraphe ne pousserait la ministre à ne pas tenir compte des valeurs de la Charte lors de l’émission d’un API.

Bien que la norme pour un API en vertu de la LSCP ne soit pas particulièrement rigoureuse, la ministre doit quand même appliquer les faits connus à la Loi lorsqu’elle rend une décision concernant l’émission ou la non-émission d’un API.

De plus, dans le contexte étroit des services postaux, et à la lumière de l’objectif préventif et de la nature provisoire d’un API, nous sommes d’avis qu’une norme de « motifs raisonnables » de soupçonner est suffisamment rigoureuse pour s’assurer que les API ne soient pas émis de manière arbitraire. Ultimement, tout arrêté d’interdiction définitif viendra généralement après une révision complète de l’affaire par un comité de révision.

Le paragraphe 45(3) de la LSCP ne prescrit pas de norme de « motifs raisonnables » de soupçonner. Cette question n’est pas abordée dans la LSCP. À l’étape de la décision finale, il n’y a aucune raison pour laquelle la norme plus rigoureuse de la « prépondérance des probabilités » ne devrait pas être appliquée, comme l’exige la décision Little Sisters.

Par conséquent, d’après le Comité, les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP ne « trahissent pas » le critère de l’atteinte minimale sur la base du fait qu’ils autorisent des restrictions préalables à la liberté de parole suivant une norme inconstitutionnellement faible.

b) Interdiction absolue

Les personnes visées, l’ACLC, la CAFE et le CFE ont soutenu que la LSCP interdit aux personnes visées de poster quoi que ce soit, et pas seulement du matériel qui renfermerait du contenu criminel. Comme la LSCP exige une interdiction absolue et ne permet pas une interdiction partielle ou adaptée, ils ont fait valoir que les dispositions de la LSCP ne satisfont pas au critère de l’atteinte minimale parce qu’elles prévoient des arrêtés ayant une portée excessive et absolue. Ces dispositions ne permettent pas à la ministre d’envisager des mesures moins intrusives ou de mettre en balance les intérêts (et exigent encore moins qu’elle le fasse). En interdisant l’envoi ou la réception de tout courrier, que le courrier en question soit lié ou non à l’infraction visée, l’interdiction a nécessairement une portée excessive. Une interdiction absolue englobera inévitablement une activité expressive qui n’a pas de lien rationnel avec l’objectif législatif. Par conséquent, ils ont affirmé que les dispositions de la LSCP sont inconstitutionnelles.

L’ACLC a fait valoir que, au titre du paragraphe 43(1) de la LSCP, la ministre n’est pas autorisée à adapter un API en l’assortissant de conditions qui tiennent compte des droits garantis par la Charte. La LSCP exige la prise d’un API interdisant à une personne visée d’envoyer ou de recevoir tout courrier quel qu’en soit le contenu, même s’il n’est lié à aucune infraction. En outre, les dispositions législatives exigent qu’une personne visée demande à la ministre la permission d’envoyer ou de recevoir tout courrier. Une telle restriction constitue une contrainte injustifiable à la liberté d’expression. L’ACLC a affirmé que le libellé « sans sa permission » prévoit la possibilité qu’une dispense soit accordée à l’égard de l’API, mais qu’il ne peut être appliqué au moment de la prise d’un API, afin d’adapter l’API.

L’ACLC a également soutenu que si le législateur voulait que l’expression « sans sa permission » permette à la ministre de prendre un API conditionnel ou adapté, il aurait précisé dans la loi qu’un API peut être assorti de « conditions ». Lorsqu’il a été demandé si la ministre pourrait adapter une interdiction immédiatement après l’avoir prononcée afin qu’elle soit moins restrictive, l’ACLC a affirmé que cela constituerait une interprétation créative visant à rendre la disposition constitutionnelle.

L’ACLC et les personnes visées ont soutenu que le mot « conditions » n’est utilisé qu’au paragraphe 45(3) et se limite à la révocation d’un API. Par conséquent, le paragraphe 43(1) ne prévoit pas de « conditions ». Les personnes visées et l’ACLC ont fait valoir qu’aucune disposition de la loi ne confère à la ministre le pouvoir discrétionnaire d’assortir un arrêté définitif de conditions de fond.

La PG a souligné que la version originale du paragraphe 43(1), à savoir l’article 7 de la Loi sur les postes, LRC 1952, chap. 212, mentionnait, au sujet d’un API, que « […] le ministre des Postes peut rendre un ordre provisoire […] interdisant la livraison de tout courrier adressé à cette personne […] ou déposé par cette personne à un bureau de poste ». Dans sa version actuelle, la LSCP dispose qu’un API interdit « la livraison […] du courrier destiné à une personne […] ou posté par cette personne », et non de « tout courrier ». Ce changement signale que le législateur voulait que la portée d’un API soit une question discrétionnaire, et suppose le pouvoir d’adapter la portée d’un API.

De plus, la PG a fait observer que des API adaptés ont été pris sous le régime de la LSCP dans le passé. À titre d’exemple d’adaptation, la PG a attiré l’attention du Comité sur le paragraphe 6 de la décision R. v. Benlolo (2006), 81 OR (3d) 440 (C.A. Ont.), dans laquelle l’API n’a été pris que pour les adresses associées à l’entreprise du défendeur. L’API ne portait manifestement pas sur tout courrier envoyé à Alan et Elliot Benlolo et Victor Serfaty ou reçu par ceux-ci.

La PG a également soutenu que le pouvoir d’adapter un API est implicite dans le paragraphe 43(1), car ce pouvoir est nécessaire pour veiller à ce que le courrier ne serve pas à commettre des infractions.

La LSCP a été adoptée avant l’entrée en vigueur de la Charte et il n’est donc pas étonnant qu’elle ne fournisse aucune orientation à la ministre quant à l’élaboration d’un API conforme à la Charte. Le Comité a été invité à se référer à l’arrêt Bell Express Vu Limited c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, dans lequel il a été établi que lorsque des dispositions législatives peuvent être interprétées de deux façons différentes (c.-à.-d. qu’il ressort d’une simple lecture de la loi, dans son contexte, qu’un API peut être adapté, ou que l’API interdit l’envoi ou la réception de tout courrier) qui peuvent raisonnablement être étayées par la loi, on peut choisir l’interprétation qui respecte les valeurs consacrées par la Charte.

Cette ambiguïté dans la loi pose problème. Le fait que l’expression « tout courrier » a été remplacée par « courrier » appuie la conclusion selon laquelle le paragraphe 43(1) permet à la ministre d’adapter un API et de prononcer une interdiction partielle si elle le juge approprié. On pourrait dire que la ministre peut donner « sa permission » afin d’adapter l’API en même temps que l’interdiction. Le moment où la permission doit être donnée n’est pas précisé dans la loi. Même si la ministre ne peut pas permettre la réception ou la livraison de certains types de courrier (comme des factures et des cartes de souhaits) au moment de prendre un API, elle peut signaler dans ses motifs qu’elle est disposée à permettre l’envoi de ces articles si on lui en fait la demande.

Un argument tout aussi convaincant veut que le paragraphe 43(1) crée une interdiction absolue et que « sa permission » doit être donnée dans l’avenir, sur demande. Toutefois, cette conclusion ne permet pas automatiquement de conclure que le paragraphe 43(1) est inconstitutionnel. Les API doivent être considérés dans leur contexte et comme une étape préliminaire d’un régime plus rigoureux qui prévoit un examen complet, puis une adaptation, le cas échéant.

c) Garanties procédurales

Cette question a été abordée sous la rubrique « Équité procédurale ». Le Comité n’est pas convaincu qu’il existe des motifs justifiant de contester la constitutionnalité des paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP en raison de l’absence de garanties procédurales.

iii) Proportionnalité globale

Le troisième volet du critère de proportionnalité consiste à se demander si les effets préjudiciables de la loi dépassent ses effets bénéfiques lorsqu’elle est bien appliquée (voir l’arrêt Little Sisters à la page 1201).

Les personnes visées estiment que les effets préjudiciables de la LSCP l’emportent sur ses effets bénéfiques. Le CFE a affirmé qu’il [TRADUCTION] « est inutile et disproportionné d’interdire complètement l’utilisation des services postaux afin de prévenir leur utilisation à des fins prétendument criminelles ».

Les effets bénéfiques liés au fait d’empêcher l’utilisation des services postaux à des fins criminelles sont évidents. Les moyens adoptés dans la LSCP pour atteindre cet objectif ont des conséquences préjudiciables sur la liberté d’expression. Afin d’évaluer la proportionnalité globale, le Comité tient compte du fait que, dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, la Cour suprême du Canada a statué que le paragraphe 319(2) porte atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2b), mais que cette atteinte est justifiable dans une société libre et démocratique. Il a été établi que la criminalisation du discours haineux est constitutionnelle.

Le Comité est d’avis que le régime législatif concernant les API établit un juste équilibre entre le droit des personnes visées à la liberté d’expression et l’objectif législatif visant à empêcher que le système postal soit utilisé pour faciliter un crime jusqu’à ce que la question fasse l’objet d’un examen complet. Les effets bénéfiques du régime l’emportent largement sur ses effets préjudiciables.

Le Comité estime que le législateur a choisi un régime législatif qui fait partie des solutions raisonnablement défendables. Même si on peut soutenir qu’un autre libellé pourrait produire un effet moins restrictif, le régime choisi par le législateur mérite une certaine retenue et fait partie des solutions raisonnablement défendables.

Conclusion

Pour les motifs susmentionnés, le Comité n’est pas prêt à recommander que la ministre révoque l’API sans condition au motif que les paragraphes 43(1) et 45(3) de la LSCP sont inconstitutionnels.

b) Constitutionalité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la ministre

Les personnes visées, l’ACLC et le CFE ont également soutenu que la décision de la ministre était déraisonnable parce que cette dernière ne s’était pas acquittée de son obligation légale de mettre proportionnellement en balance les droits garantis par la Charte aux personnes visées en conformité avec les principes énoncés dans l’arrêt Doré. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a statué qu’un décideur administratif doit appliquer les valeurs consacrées par la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi.

Les personnes visées, l’ACLC, la CAFE et le CFE ont tous soutenu que le paragraphe 43(1) de la LSCP exige une interdiction absolue et ne permet pas une interdiction partielle. Le cas échéant, la ministre ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire au titre du paragraphe 43(1) et les principes énoncés dans l’arrêt Doré ne s’appliquent pas. La PG a affirmé que la ministre a le pouvoir discrétionnaire d’adapter un API au titre du paragraphe 43(1). Le cas échéant, la ministre doit procéder à une mise en balance au regard de la Charte.

Les personnes visées ont fait valoir que si le paragraphe 43(1) confère un pouvoir discrétionnaire à la ministre, la prise de l’API a porté atteinte à leurs droits constitutionnels parce que la ministre a omis de mettre en balance leurs droits en vertu de la Charte. Elles demandent donc instamment au Comité de révoquer l’API sans condition.

Les personnes visées ont invoqué les arguments suivants à l’appui de leur position :

  1. La ministre n’a pas exposé les motifs de sa décision. Compte tenu de l’absence de motifs, rien ne permet de démontrer que la ministre a tenu compte des droits des personnes affectées en vertu de la Charte ou qu’elle a appliqué l’analyse appropriée énoncée dans l’arrêt Doré avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de restreindre l’accès au courrier.
  2. L’API démontre que la ministre n’a pas adéquatement mis en balance les droits des personnes visées et les objectifs législatifs. L’API empêchait les personnes visées d’envoyer tout courrier, de sorte qu’il avait une portée excessive et disproportionnée. Rien ne permet de penser qu’au moment de prendre l’API, la ministre a examiné des éléments autres que les éditions du Your Ward News, la publicité s’y rapportant et les messages de certaines personnes concernant ce journal. Par conséquent, rien ne justifiait d’empêcher les personnes visées d’envoyer tout courrier, et ce faisant, le ministre a disproportionnellement porté atteinte à leurs droits en vertu de l’alinéa 2b).
  3. La ministre n’a pas constitué le Comité de révision en temps opportun. L’API a été pris le 26 mai 2016. Les personnes visées ont demandé un examen les 6 et 9 juin 2016. La ministre n’a pas constitué le Comité avant décembre 2016. Elle n’a pas avisé les personnes visées de la nomination des membres du Comité. Ce retard demeure inexpliqué. Par conséquent, les personnes visées soutiennent que la seule conclusion qui peut être tirée est que ce retard constituait une restriction inutile et injustifiée de leur liberté d’expression. En outre, ce n’est qu’après la présentation de la preuve que les personnes visées ont été informées de l’identité des groupes qui auraient fait l’objet de discours haineux.

1) Absence de motifs

En l’absence de motifs, il est difficile de savoir si la ministre a suffisamment mis en balance les valeurs consacrées par la Charte comme l’exige l’arrêt Doré ou encore, si elle était même de l’avis que les principes énoncés dans cet arrêt s’appliquaient.

La PG a soutenu que la ministre n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’imposer des conditions au titre du paragraphe 43(1). Le cas échéant, la ministre devait appliquer les principes énoncés dans l’arrêt Doré et procéder à une mise en balance afin d’établir un juste équilibre entre les objectifs de la LSCP et la liberté d’expression.

BBC a affirmé que, même en l’absence de motifs, le Comité peut conclure que la ministre a procédé à une mise en balance. Dans l’API, la ministre n’a pas interdit à la fois l’envoi et la réception du courrier comme le paragraphe 43(1) de la LSCP l’autorisait à le faire et, par conséquent, elle a établi une certaine proportionnalité et a procédé à une certaine adaptation.

Les personnes visées, l’ACLC, la CAFE et le CFE ont tous soutenu que le paragraphe 43(1) de la LSCP exige une interdiction absolue et ne prévoit donc aucun pouvoir discrétionnaire. Le cas échéant, la ministre ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire au titre du paragraphe 43(1) et les principes énoncés dans l’arrêt Doré ne s’appliquent pas.

L’absence de motifs pose problème. Le Comité n’est pas en mesure d’établir si la ministre s’est penchée sur cette question et, le cas échéant, si elle était d’avis qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une mise en balance ou si elle voulait faire en sorte que l’API soit le résultat d’une mise en balance.

Même si une mise en balance des valeurs consacrées par la Charte n’est pas requise à l’étape de l’API, elle l’est au titre du paragraphe 45(3) étant donné que la ministre a le pouvoir discrétionnaire de trancher la question de façon définitive. La ministre doit, et peut, établir un juste équilibre entre les objectifs législatifs et la liberté d’expression.

2) Portée excessive

L’API interdit aux personnes visées d’envoyer tout courrier. À cet égard, les personnes visées ont fait valoir que l’API a une portée excessive par rapport à l’objectif d’empêcher que le service postal serve à commettre des crimes parce qu’il interdit aux personnes visées d’utiliser le courrier pour diverses activités qui ne sont incontestablement pas criminelles (paiement de factures, correspondance personnelle, cartes de souhaits, etc.). Les personnes visées ont également soutenu que même si des parties du journal Your Ward News contiennent des déclarations qui constituent une infraction (ce qu’elles n’admettent pas), ces déclarations ne représentent pas la totalité du journal. Par conséquent, elles ont fait valoir qu’en interdisant la livraison du journal Your Ward News par courrier, la ministre a empêché les personnes visées de communiquer du contenu qui ne constitue pas une infraction et a donc disproportionnellement porté atteinte à leurs droits. Le Comité n’est pas convaincu par cet argument. La publication Your Ward News dans son ensemble constitue de la propagande haineuse, comme il a été souligné précédemment, et chacune de ses parties contribue à ses répercussions générales. Pour reprendre l’analogie appropriée faite par le CIJA, [TRADUCTION] « le miel a aidé à faire avaler le poison ».

Les API sont de nature provisoire et sont pris en situation d’urgence afin d’empêcher qu’un crime soit commis au moyen du courrier. Ils sont censés être temporaires et faire l’objet d’un examen exhaustif. La norme de contrôle applicable à un API ne devrait pas être la perfection. Selon le Comité, une interdiction absolue d’envoyer tout courrier n’est pas inconstitutionnelle à titre de mesure provisoire visant à empêcher que le système postal soit utilisé pour faciliter la diffusion de discours haineux. En outre, le régime prévoit une dispense à l’égard de l’interdiction absolue même à l’étape de l’API, avec « sa permission » (c’est-à-dire avec la permission de la ministre). Les personnes visées auraient pu demander à la ministre de permettre des exceptions, après la prise de l’API, mais elles ont choisi de ne pas le faire. Compte tenu de la nature provisoire de l’API, de l’ensemble du régime dans son contexte et des dommages importants causés par le discours haineux, le Comité estime que l’API n’a pas une portée excessive et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la ministre n’était pas inconstitutionnel. Toutefois, une mise en balance exhaustive doit être effectuée avant la prise d’un arrêté définitif.

3) Retard

Le Comité a examiné cette question sous la rubrique « Équité procédurale ».

Conclusion

En résumé, des préoccupations légitimes ont été soulevées lors de l’audience en ce qui concerne l’absence de motifs justifiant la prise de l’API et sa portée excessive. Ces préoccupations devront être examinées au moment de trancher la question de façon définitive.

5) Facteurs pris en compte dans la formulation des recommandations finales

Afin de présenter des recommandations à la ministre, le Comité a tenu compte de plusieurs facteurs :

  1. la norme à appliquer à l’arrêté définitif
  2. l’effet de la Charte
  3. les mesures correctives à la disposition de la ministre au titre du paragraphe 45(3)
  4. les considérations de principe
  5. les modifications législatives

a) Norme à appliquer à l’arrêté définitif

Le Comité a entendu des observations sur la norme qu’il convient d’appliquer pour trancher la question du discours haineux et du libelle diffamatoire dans un arrêté définitif par rapport à un arrêté provisoire. La LSCP ne dit rien au sujet de la norme que le Comité de révision doit appliquer lorsqu’il examine la question. Elle ne précise pas non plus la norme que la ministre doit appliquer pour rendre une décision définitive au titre du paragraphe 45(3) de la LSCP.

Les personnes visées ont soutenu qu’une norme plus élevée que celle des « motifs raisonnables de croire » doit être appliquée, car une norme moins élevée n’accorderait pas suffisamment de poids aux droits en cause garantis par la Charte.

Le Comité recommande à la ministre d’appliquer à l’arrêté définitif la norme civile de la « prépondérance des probabilités » énoncée dans l’arrêt Little Sisters, ce qui serait conforme à la jurisprudence examinée précédemment sous la rubrique « Restriction préalable selon la norme des motifs raisonnables » du présent rapport. Si la ministre décide de prendre un arrêté interdisant aux personnes visées d’utiliser le service postal indéfiniment et conséquemment, de restreindre leur liberté d’expression indéfiniment, elle doit appliquer la norme de preuve plus élevée énoncée dans l’arrêt Little Sisters.

b) Considérations relatives à la Charte

La ministre doit procéder à une mise en balance conformément à l’arrêt Doré en tenant compte des répercussions de l’API et de l’arrêté définitif d’interdiction (« ADI ») sur les valeurs consacrées par la Charte au moment de prendre une décision quant à l’arrêté définitif. Pour tout arrêté définitif, la ministre doit mettre en balance l’importance de la liberté d’expression et les effets du discours haineux. Elle doit également prendre en considération le rôle du service postal dans la société aujourd’hui afin d’évaluer la gravité de toute atteinte et tenir compte des facteurs liés à la proportionnalité pour évaluer les objectifs des dispositions de la LSCP. Une abondante jurisprudence peut aider le ministre à cet égard.

1. Liberté d’expression et discours haineux

L’importance fondamentale de la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression prévue à l’alinéa 2b) a été reconnue par la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326 à la page 1336, où le juge Cory a déclaré :

Dans l’arrêt Keegstra, la Cour suprême du Canada a souligné que la liberté de s’exprimer ouvertement et librement est une caractéristique incontournable de toute société libre et démocratique (paragraphe 25) et que la protection conférée par l’alinéa 2b) de la Charte doit faire l’objet d’une interprétation large et libérale (paragraphe 29). L’alinéa 2b) couvre tout le contenu de l’expression, « aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient [les expressions] » (Irwin Toy, au paragraphe 41), car « c’est souvent la déclaration impopulaire qui a le plus besoin d’être protégée en vertu de la garantie de la liberté d’expression » (R. c. Zundel, [1992] A.C.S. no 70, au paragraphe 23). Le bienfait public tiré de l’échange d’idées sans contraintes et de la protection de l’expression de déclaration controversée ou impopulaire est vital à l’épanouissement de la société.

L’importance fondamentale de la liberté d’expression dans une société démocratique solide se juxtapose à l’orientation que donne la Cour suprême du Canada concernant les discours haineux. Dans l’arrêt Keegstra, le juge Dickson mentionne ce qui suit, aux pages 762 à 766 :

Dans l’arrêt Taylor, la Cour suprême du Canada cite le dernier paragraphe susmentionné, avant de déclarer, aux pages 922 et 923 :

2. Rôle du service postal

Lors de la réalisation d’une mise en balance comme dans l’arrêt Doré, il convient d’examiner le rôle du service postal au Canada. Le service postal est-il un service essentiel fourni par le gouvernement? Quel est le rôle du service postal dans notre société d’aujourd’hui? Quelle importance revêt la distribution du courrier?

Le service postal national a été créé en 1868. Le gouvernement n’avait aucune obligation constitutionnelle de mettre en place un service postal, mais depuis 1868, Postes Canada est exploitée en tant que service public national et monopolisé. Depuis longtemps, le courrier est un mécanisme universel de communication partout au pays. Toutefois, dans la réalité d’aujourd’hui, de nombreuses autres options de livraison existent.

Même s’il y a eu certaines discussions à savoir si le système postal est toujours un mécanisme essentiel de nos jours, particulièrement dans le contexte de l’avènement de la technologie et d’Internet, cet argument n’a pas une grande incidence. Comme il a été mentionné précédemment, il y a violation des droits prévus au paragraphe 2b), qu’il existe ou non d’autres moyens par lesquels les personnes visées pourraient continuer et continuent de communiquer. L’accessibilité à d’autres moyens influe sur la gravité de la violation.

Parallèlement, il n’existe aucun droit absolu d’utiliser le service de courrier. Le gouvernement a réglementé le service et a établi les règles entourant ce qu’il est permis d’envoyer par courrier et ce qu’il ne l’est pas. Le service postal ne peut pas être utilisé pour commettre une infraction.

La perte du droit d’envoyer ou de recevoir du courrier pour toujours par l’entremise de Postes Canada, un service public monopolisé, est une restriction grave de l’utilisation du service postal. Toutefois, il ne s’agit pas d’une restriction grave sur la capacité d’une personne à communiquer. La gravité d’une telle restriction doit être prise en considération dans la mise en balance de la ministre.

3. Objectif des dispositions de la LSCP

Comme il a été mentionné précédemment, les dispositions de la LSCP visent à prévenir l’utilisation du courrier comme moyen de commettre ou de tenter de commettre des infractions. Il s’agit d’une préoccupation urgente et réelle dans une société libre et démocratique. Les mesures énoncées dans la LSCP visant à mettre en place l’objectif peuvent avoir un lien rationnel avec l’objectif.

Les personnes visées ont affirmé que, parce que ces infractions sont énoncées dans le Code criminel, la police dispose déjà du pouvoir, des ressources et de l’expertise pour mettre fin aux infractions qui ont été, ou qui sont, commises par courrier. Comme il a été souligné dans notre décision de refuser la demande de report d’audience et comme l’a souligné Richard Warman par la suite, diverses complications peuvent survenir lors du dépôt d’accusations pour propos haineux, notamment la nécessité d’obtenir le consentement du procureur général. Nous ne sommes pas convaincus que cela devrait mettre fin à l’analyse. L’objectif législatif de la LSCP de prévenir l’utilisation du courrier comme moyen de commettre des infractions est un objectif urgent et réel distinct de la question de savoir si des accusations criminelles ont été portées. Il faut compter de nombreuses années avant que des accusations criminelles ne donnent lieu à un procès, si des accusations sont bel et bien portées. Dans l’attente d’un examen approfondi, la LSCP confère à la ministre le pouvoir de mettre rapidement fin à l’utilisation du service postal dans le but de se livrer à une activité criminelle.

4. Recommandations ayant peu d’incidence

Tout arrêté définitif ne doit pas porter atteinte plus que nécessaire aux droits des personnes visées en matière de liberté d’expression. Tout arrêté d’interdiction définitif, ou toute condition, qui interdit d’utiliser et qui porte ainsi atteinte au droit d’utiliser le courrier pour diverses activités, doit être suffisamment adapté pour réparer le préjudice visé. Une interdiction absolue d’envoyer tout courrier serait excessive, et d’après le Comité, serait contraire aux principes établis dans l’arrêt Doré. Il semble qu’il n’y ait aucun motif justifiant que l’on interdise aux personnes visées d’utiliser le courrier pour différentes activités qui sont incontestablement non criminelles, comme le paiement de factures ou l’envoi de lettres personnelles. En outre, le Code criminel ne criminalise pas la correspondance privée. C’est pourquoi le courrier de première classe devrait être exclu des décisions définitives.

5. Proportionnalité

Tout arrêté définitif doit également balancer les droits des personnes visées avec les valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, les effets nuisibles des propos haineux et l’incidence sur les tiers intéressés et d’autres destinataires de Your Ward News. Dans le cadre de la mise en balance, la gravité de l’interférence avec la liberté d’expression doit être prise en considération. Le Comité souligne que les personnes visées ont encore accès à Internet, à des services de livraison privés et à d’autres moyens de distribuer leur publication.

Les effets préjudiciables de l’API doivent également être pris en compte. Les personnes visées ont affirmé qu’elles s’étaient vu interdire l’accès aux tarifs de livraison postale communautaire de Postes Canada pour distribuer des exemplaires de Your Ward News à Toronto. Ils ont plutôt établi un contrat avec des services privés de livraison et ont distribué leurs exemplaires de Your Ward News de cette manière. Toutefois, les services de messagerie privée n’ont pas accès aux immeubles d’habitation et, par conséquent, les personnes visées n’ont donc pas accès à ces lecteurs.

Compte tenu de l’objectif d’empêcher les services de Postes Canada d’être utilisés pour la commission d’une infraction et étant donné que Your Ward News contient toujours de la propagande haineuse, même après la délivrance de l’API par la ministre, l’API a atteint son objectif. L’API empêchait et continue d’empêcher la distribution de propagande haineuse par courrier. Il s’agit d’un bénéfice indéniable qui doit être pris en considération.

La ministre ne dispose que de peu de mesures correctives. Il existe toujours la possibilité qu’une personne n’ayant aucun lien avec les personnes visées se livre à un exercice semblable. D’un point de vue pratique, il existe également des préoccupations relatives à la surveillance. La surveillance particulière requise pour empêcher les personnes visées de poster des lettres rendrait une telle interdiction impossible à exécuter. En pratique, il serait difficile, voire impossible, d’exercer l’interdiction d’envoi de tout courrier.

Un bénéfice indéniable d’un arrêté d’interdiction est la dénonciation d’un crime, en particulier le discours haineux, en empêchant les éditeurs de Your Ward News d’afficher « Distribué dans 400 000 foyers par Postes Canada » sur chacun des numéros, et par conséquent, d’empêcher qu’on y attribue une certaine respectabilité et pour éviter que les destinataires ne soient avisés que l’exemplaire a été distribué par un organe de l’État. Le bénéfice symbolique qu’apporte le refus par les organes de l’État de distribuer des documents contenant un discours haineux est un bénéfice indéniable. À titre de précision, cela n’empêchera pas que d’autres éditions soient distribuées, mais l’arrêté aura une incidence sur le mécanisme de distribution et sur l’utilisation du service postal à ces fins. Cela permet de veiller à ce que les services gouvernementaux ne soient pas utilisés pour encourager la haine. Cela aura un effet durable sur la collectivité. Étant donné la nature publique du Comité, il est possible d’obtenir des bénéfices plus vastes en matière de sensibilisation et de prévention grâce à la discussion ouverte sur les principes énoncés dans ce rapport.

Le Comité a soupesé ces considérations afin de s’assurer que ses recommandations ne portent pas atteinte plus que nécessaire aux droits des personnes, en vertu du paragraphe 2b) de la Charte, et que les services de Postes Canada ne sont pas utilisés pour propager la haine. Le Comité recommande que la ministre procède au même exercice de mise en balance pour en arriver à une décision définitive.

c) Mesures correctives à la disposition de la ministre au titre du chapitre 45(3) de la LSCP

Le chapitre 45(3) de la LSCP prévoit que, après avoir procédé à un examen du présent rapport, la ministre doit examiner l’API de nouveau et que la ministre dispose des trois mesures correctives suivantes : i) révoquer l’API sans condition; ii) révoquer l’API aux conditions qu’elle estime indiquées; iii) rendre l’API définitif.

1. Révocation sans condition

Le Comité ne recommande pas que la ministre révoque l’API sans condition. Un examen des numéros du Your Ward News publiés après la délivrance de l’API montre que les personnes visées continuent de publier du matériel qui peut être considéré comme un discours haineux, même selon la norme de la prépondérance des probabilités.

L’annexe A de l’observation de Richard Warman datée du 21 janvier 2018 montre plusieurs exemples de discours haineux dans des numéros du Your Ward News publiés après la délivrance de l’API, notamment les suivants :

Dans leurs observations, Rachyl Whyte, Lawrence McCurry et la CAFE ont défendu le contenu de Your Ward News et laissé entendre qu’il s’agissait de satire. La Comité ne disposait d’aucun élément de preuve montrant que la publication était de nature satirique. En outre, même si une défense de satire peut s’appliquer dans des procédures criminelles, le Comité n’a pas pour mandat de déterminer une responsabilité criminelle ni de tenir compte de toute explication justifiant un comportement criminel. Quoi qu’il en soit, comme il a été mentionné par la BBC dans le numéro de décembre 2015 du Your Ward News (onglet 9, recueil, pièce 9), M. Sears a lui-même affirmé ce qui suit dans sa lettre du rédacteur en chef à la page 19 : [TRADUCTION] « […] et NON, le journal n’est PAS "ironique" […] à moins, bien évidemment, que vous ne travailliez comme agent d’infiltration pour "l’Unité des crimes haineux", alors oui, il est entièrement humoristique. Les gens pensent que Kathleen Wynne est une sainte, que Justin Trudeau pourrait être admis à la Mensa, et ils admirent ces juifs sionistes moralisateurs et tranquilles qui craignent Dieu! »

Dans ses observations présentées au Comité, M. Kary a affirmé ce qui suit :

Dans la décision Whatcott, la Cour a énoncé que le critère visant à déterminer l’existence de la [TRADUCTION] « haine » doit être établi en se demandant « si une personne raisonnable, informée du contexte et des circonstances, estimerait que les propos exposent le groupe protégé à la haine. » De l’avis du Comité, les références, images et passages décris précédemment ainsi que les nombreux autres éléments semblables contenus dans le dossier et dans les numéros publiés après la délivrance de l’API ont pour effet de promouvoir la haine à l’égard des juifs. Il est raisonnable de s’attendre à ce que les propos contenus dans Your Ward News entraînent « de graves conséquences psychologiques et sociales » (Keegstra, p. 746) soient « humiliants et de dégradants », en plus de constituer une menace au « sentiment de dignité humaine et d’appartenance à l’ensemble de la collectivité qui est étroitement lié à l’intérêt et au respect témoignés à l’égard des groupes auxquels appartient l’individu. » (Keegstra, p. 746).

Le Comité recommande donc que la ministre prenne des mesures permettant de s’assurer que les personnes visées continuent de se voir interdire l’utilisation du service postal pour distribuer du matériel contenant un discours haineux.

2. Révocation sous certaines conditions

La ministre peut révoquer l’API sous certaines conditions. Si la ministre juge à propos d’adopter cette approche, nous recommandons que l’API soit révoqué sous la condition que les personnes visées, agissant en leur nom ou par l’intermédiaire d’un mandataire ou agissant sous un autre nom personnel ou raison sociale, soient interdites d’utiliser du courrier en vrac sans adresse (courrier de quartier de Postes Canada) pour distribuer Your Ward News ou tout autre document ayant un contenu très semblable qui est susceptible d’exposer une personne à la haine ou au mépris en raison du fait que la personne est membre d’un groupe identifiable au sens de la définition de cette expression au paragraphe 318(4) du Code criminel.

L’inconvénient de cette approche est qu’il est plus difficile de mettre en application les conditions imposées qu’un arrêté définitif d’interdiction (ADI). Si les personnes visées enfreignent les conditions, des accusations ne peuvent être portées au titre de l’article 59 de la LSCP. La ministre doit plutôt rétablir l’API avant que des procédures d’exécution puissent être entreprises. Cela peut commander le droit à la nomination d’un autre comité de révision.

3. Arrêté définitif d’interdiction

Le Comité ne recommande pas de rendre l’API définitif. Pour les motifs susmentionnés, une interdiction permanente d’envoyer tout courrier serait aurait une portée trop large et pourrait mener à une contestation constitutionnelle.

Par conséquent, si la ministre juge à propos de délivrer un arrêté, le Comité est d’avis que la mesure à privilégier est de délivrer un arrêté définitif d’interdiction sous certaines conditions qui diffèrent de celles de l’API. Le Comité recommande que les conditions soient les mêmes que celles mentionnées précédemment, si la ministre choisit de révoquer l’API sous certaines conditions. La délivrance d’un ADI sous certaines conditions a l’avantage d’être plus facile à exécuter au regard du chapitre 59a) de la LSCP.

Le chapitre 45(3) de la LSCP est ambigu quant à la question de savoir si la ministre a le pouvoir de délivrer un ADI sous certaines conditions ou si la ministre ne peut délivrer qu’un ADI assorti des mêmes conditions que l’API. Le procureur général, la BBC et le CIJA ont affirmé que la LSCP accorde le pouvoir d’éviter, de retirer ou de personnaliser toute restriction à la liberté d’expression afin d’atteindre un équilibre entre les objectifs prévus par la loi et les valeurs de la Charte et, par conséquent, il n’existe aucun conflit entre les chapitres 43(1) et 45(3) de la LSCP et la Charte.

L’ACLC et les personnes visées ont affirmé que le fait de conclure que la ministre a le pouvoir implicite d’ajouter des conditions aux arrêtés définitifs d’interdiction rendrait inutile le terme [TRADUCTION] « conditions » au regard de la révocation des ordonnances provisoires. D’après le Comité, cela amènerait une interprétation trop étroite du libellé du chapitre 45(3) et ne saurait être l’objet du Parlement. Le pouvoir de la ministre au regard du chapitre 45(3) ne peut être exercé qu’après un examen complet de l’affaire par un comité d’examen qui a pour mandat d’examiner l’ensemble des éléments de preuve et des observations des tiers intéressés, y compris les personnes visées. Un ministre doit être en mesure de personnaliser sa mesure définitive après avoir procédé à cet examen. Il se pourrait très bien qu’il soit approprié de révoquer l’API. De même, il pourrait ne pas être approprié d’imposer les mêmes conditions dans le cadre d’un ADI après avoir procédé à un examen des observations. Il serait contraire à l’objet du Parlement de ne pas donner à la ministre tout le pouvoir de fournir une mesure personnalisée après avoir procédé à un examen complet de l’affaire.

d) Considérations de principe

Lors de son examen de l’affaire, le Comité a également examiné les éléments de preuve et les observations qu’il a reçus relativement à deux questions liées à la réception de courrier indésirable :

  1. De nombreux destinataires de Your Ward News ne souhaitaient pas recevoir la publication et ne connaissaient pas le processus leur permettant de mettre fin à la réception de la publication.
  2. De nombreux employés des postes étaient mécontents de devoir distribuer Your Ward News et craignaient pour leur sécurité.

Derek Richmond, un messager et un représentant du STTP, a présenté un élément de preuve selon lequel les messagers sont souvent placés dans une position où ils sont obligés de livrer du courrier sans adresse à des personnes qui ne souhaitent pas recevoir ce courrier. À l’occasion, cela donne lieu à des rencontres difficiles entre le messager et le destinataire, parce que ce dernier ne comprend pas que la loi oblige le messager à livrer le courrier sans adresse à chaque foyer qui ne s’est pas retiré du service suivant les procédures de Postes Canada. Par conséquent, les messagers peuvent se retrouver dans une position délicate qui, dans les cas extrêmes, peut mener à un environnement de travail non sécuritaire, en raison des confrontations qui peuvent avoir lieu entre les messagers et les destinataires.

Le problème pour les personnes qui ne souhaitent pas recevoir Your Ward News compte deux volets. D’abord, il semble que de nombreux destinataires ne comprennent pas clairement la procédure à suivre pour mettre fin à la réception de courrier sans adresse. Selon certaines observations, des personnes placent des affiches sur leur boîte aux lettres montrant qu’ils ne souhaitent pas recevoir cette publication. Toutefois, en vertu des règlements de Postes Canada, cela ne suffit pas à empêcher la livraison. Deuxièmement, afin d’empêcher la livraison de Your Ward News, Postes Canada exige que les personnes se soustraient à la réception de tous les envois en nombre et pas seulement de Your Ward News.

Nous faisons remarquer que Postes Canada dispose de règlements sur la définition de courrier [TRADUCTION] « exclu du transport par la poste ». La plupart de ces règlements visent le format du courrier ou l’envoi de substances prohibées, mais certains concernent explicitement le contenu. Plus particulièrement, le matériel sexuellement explicite ne peut être envoyé comme courrier publicitaire avec ou sans adresse. Il n’existe aucun règlement équivalent relativement au matériel qui pourrait fomenter volontairement la haine.

Après avoir examiné l’affaire, le Comité souligne une possible recommandation stratégique à examiner au regard de la LSCP. Un registre public de l’ensemble des sociétés et des personnes qui concluent un marché avec Postes Canada pour envoyer du courrier avec ou sans adresse pourrait être créé. L’inscription – comme personne ou personne morale – pourrait devenir une condition pour faire des envois en nombre. Un système d’inscription pourrait également exiger que les publipostages mentionnent clairement le nom de l’expéditeur. Les personnes qui souhaitent ne pas recevoir de publipostage de certains organismes pourraient accéder au registre en ligne, saisir leur adresse et inscrire le nom des organismes desquels elles souhaitent ne pas recevoir de courrier. Ce type de système présente trois avantages. Premièrement, un tel système fait reposer la responsabilité davantage sur les personnes qui souhaitent ne plus recevoir de courrier. Les avantages généraux des publipostages seront toujours présents pour la grande majorité des citoyens et des organisations. Néanmoins, les personnes pourront choisir de ne plus recevoir les publipostages qu’ils ne souhaitent pas recevoir. Deuxièmement, un tel système soulagerait les messagers qui sont confrontés aux résidents qui ne souhaitent pas recevoir un type de publipostage en particulier. Troisièment, puisque les personnes devront s’inscrire pour envoyer du courrier, il sera plus facile de faire exécuter les arrêtés d’interdiction délivrés contre les personnes dont les privilèges d’envoyer des publipostages ont été révoqués. Une autre solution permettant aux personnes de cesser de recevoir des publipostages individuels serait de leur permettre de choisir parmi de vastes catégories de publipostages, par exemple les envois commerciaux, d’organismes de bienfaisance et d’organisations politiques.

e) Modifications législatives

L’absence de lignes directrices relatives à la procédure dans la LSCP et ses règlements d’application a entraîné un retard considérable aussi bien dans la constitution du présent comité de révision que dans l’établissement d’un mandat et des procédures appropriées du Comité. Étant donné que d’importants droits garantis par la Charte peuvent entrer en jeu en raison de la prise d’un API, le Comité est d’avis qu’il serait utile de modifier la loi ou d’adopter un règlement en vue de préciser les délais dans lesquels un comité de révision doit être nommé et la procédure qu’il doit suivre après sa constitution. La mesure serait très utile en raison du fait que les comités de révision sont rarement constitués et qu’il y a par conséquent peu d’antécédents historiques à suivre.

Il y a également un manque de clarté aux paragraphes 43(1) et 45(3) quant au pouvoir de réparation du ministre. Il serait bénéfique de préciser si le ministre a compétence pour moduler un API ou s’il a seulement compétence pour interdire aux personnes visées d’envoyer ou de recevoir du courrier. Parallèlement, il serait nécessaire de préciser si le ministre peut imposer dans un ADI des modalités différentes de celles de l’API.

Recommandations

En tenant compte de l’objet de la loi, et des valeurs consacrées par la Charte, et en appliquant l’analyse décrite dans l’arrêt Doré, le Comité formule les recommandations suivantes :

  1. Le ministre révoque l’API daté du 26 mai 2016 et prend un ADI en application du paragraphe 45(3) de la LSCP interdisant aux personnes visées agissant en leur nom ou par l’intermédiaire d’un mandataire ou agissant sous un autre nom personnel ou raison sociale d’utiliser du courrier en vrac sans adresse (courrier de quartier de Postes Canada) pour distribuer Your Ward News ou tout autre document ayant un contenu très semblable qui est susceptible d’exposer une personne à la haine ou au mépris en raison du fait que la personne est membre d’un groupe identifiable au sens de la définition de cette expression au paragraphe 318(4) du Code criminel.
  2. Envisager d’améliorer les méthodes au moyen desquelles les personnes peuvent « se retirer » de la liste de personnes qui reçoivent du courrier en vrac sans adresse en simplifiant la procédure de retrait et en améliorant la communication de la procédure aux clients de Postes Canada.
  3. La modification de la LSCP et/ou l’élaboration d’un règlement d’application pour préciser la procédure à suivre devant les comités de révision, y compris les délais pour la constitution de tels comités, les normes de preuve et les pouvoirs de réparation du ministre en vertu des paragraphes 43(1) et 45(3).
  4. Le ministre devrait rendre rapidement sa décision définitive qui expose les motifs et qui démontre la prise en compte de considérations liées à la Charte.

Respectueusement soumis ce 29e jour d’août 2018.

Commission de révision

Fareen Jamal
Peter Loewen
Elizabeth Forster

Note de bas de page

Note de bas de page 1

La Commission note que les dispositions de la LSCP font référence à des « infractions » et ne limitent pas précisément et uniquement ces infractions à celles figurant dans le Code criminel.

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